dimanche 24 décembre 2023

La préférence nationale est-elle un piège rhétorique ?

 


L’expression « préférence nationale » est considérée comme le marqueur principal des discours d’extrême droite Ainsi elle est devenue pour beaucoup une marque d’infamie, alors qu’une majorité de français semblent la plébisciter. Une des explications de ce hiatus est peut-être qu’elle contient une ambigüité qu’il faut analyser pour expliciter ce qu’elle signifie en fait.

L’idée même de nation implique un partage entre nationaux et étrangers, des droits et des devoirs différents. La « préférence nationale » au sens propre désigne ainsi d’abord l’exclusivité du droit de vote, de la possibilité d’intégrer la fonction publique, le droit de travailler sans autorisation préalable, ouvrant des droits sociaux liés à des cotisations versées. Il y a donc de fait, dans tous les pays une « préférence nationale ». Or cette formule signifie tout autre chose dans le champ politique.

La loi « immigration » illustre parfaitement cette confusion. L’ensemble des commentateurs pointent qu’elle inscrit la préférence nationale dans la loi. On comprend alors le sens pratique de ce concept flou : rendre autant que possible la vie plus difficile pour les étrangers en situation régulière vivant, étudiant, travaillant sur notre sol, en diminuant drastiquement leurs droits. Préférence ? Aucunement : cela n’améliorera en rien la situation des français, mais cela rendra encore plus difficile l’intégration des immigrés en situation régulière, cela les précarisera encore davantage en vue de leur exploitation économique dans des secteurs essentiels de notre économie (le bâtiment, l’agriculture, l’hôtellerie-restauration,…).

L’expression « préférence nationale » est ainsi un leurre rhétorique qui masque une idée moins consensuelle : l’éviction nationale des immigrés.

Double victoire du RN : symbolique et politique.

Symbolique puisque le concept flou qu’il promeut depuis longtemps est plébiscité par les français qui ne soutiendraient pas autant l’éviction nationale.

Politique puisque le Conseil constitutionnel va certainement retoquer un certain nombre d’articles de la loi, confirmant ainsi l’idée chère au R.N. qu’il faut modifier la constitution pour y inscrire la préférence nationale, masque soft de l’éviction nationale.


vendredi 8 décembre 2023

Israël-Palestine : vaut-il mieux comprendre ou connaître ?

 

Connaître et comprendre sont deux facultés de l’esprit qui semblent a priori inextricablement liés : peut-on dire qu’on connaît quelqu’un si on ne le comprend pas, et inversement peut-on dire qu’on le comprend si on ne le connaît pas ? Mais dès lors qu’il s’agit de saisir la complexité d’une chose, d’une personne ou d’une situation, ces deux gestes mentaux semblent s’opposer. Connaître implique d’entrer dans la complexité, au risque de s’y perdre, alors que pour comprendre l’esprit a besoin de réduire cette complexité, pour trouver la lumière. Plus on creuse, plus on s’enfonce, moins on y voit clair ! Par ailleurs, la nécessité de survivre a privilégié chez l’humain la compréhension instantanée, à la connaissance qui demande des efforts et du temps. Ainsi notre besoin de comprendre est existentiel alors que notre désir de connaître est facultatif.

L’avènement des médias électroniques, connectés et instantanés, a amplifié cette opposition. Alors que la recherche de connaissance exige une enquête longue, fastidieuse, dont l’issue est toujours incertaine - plus on en sait, plus on prend conscience de l’étendue de notre ignorance -, notre besoin de compréhension du monde est sans cesse satisfait par des algorithmes qui confirment nos préjugés. Ce besoin s’appuie sur deux outils cognitifs de simplification : la généralisation et la dichotomie. Par la première nous ramenons le particulier au général : « les … sont… » (au choix : les femmes, les arabes, les musulmans, les palestiniens ou les juifs,…). Par la seconde nous ramenons tout au partage entre le bien et le mal, les gentils et les méchants, les dominants et les dominés, les oppresseurs et les opprimés.

Ainsi, le Hamas est assimilé à la cause palestinienne, alors même que tout prouve qu’il n’en a rien à faire, et le gouvernement israélien actuel est vu comme le bras armé des juifs du monde entier, alors qu’il n’est soutenu que par une minorité d’entre eux. Cette confusion a été portée à son paroxysme dans certaines universités états-uniennes où des appels au génocide des juifs ont été tolérés au nom de la sacro-sainte liberté d’expression. Au prétexte de la résistance contre un Etat par nature « colonisateur », donc intrinsèquement mauvais, il est légitime de soutenir une organisation fasciste coupable de viols, de tortures, de mutilations et d’enlèvements ; les ennemis de mes ennemis sont mes amis.

Combien de ceux qui « comprennent » la situation en Israël-Palestine, ont fait l’effort de se plonger sérieusement dans la longue Histoire de la création d’Israël, des guerres visant à l’empêcher, des occasions de paix ratées, des organisations ayant intérêt à entretenir le conflit. Le nombre de ceux qui comprennent est tellement supérieur au nombre de ceux qui cherchent à connaître.

jeudi 9 novembre 2023

Pourquoi tant de rage ? Pourquoi tant de haine ?

 

    Il fallait d’abord pleurer les victimes du carnage perpétré par le Hamas, il fallait ensuite réfléchir à ses causes. Des experts, historiens, politologues, journalistes, ont produit des analyses documentées et pertinentes. Mais une question reste encore sans réponse : d’où vient cette rage qu’aucune raison stratégique ne suffit à expliquer ? Au-delà des islamistes fanatiques, qu’est-ce qui pousse des hommes à ne pas se contenter de tuer, mais à massacrer, violer, mutiler, torturer, probablement depuis la nuit des temps, particulièrement à l’occasion de guerres comme en Allemagne, au Kosovo, au Rwanda, en Syrie, en Ukraine ou en Israël ?

A cette question, un grand historien, spécialiste des deux guerres mondiales, a répondu : « parce qu’ils le peuvent ». Cette idée simple a une grande portée anthropologique. Elle signifie qu’en chacun de nous il existe un fond de rage, un agent dormant attendant qu’une autorité, une religion, une idéologie, une guerre, une situation l’autorise à passer à l’acte.

Cette idée éclaire aussi d’une lumière particulière la multiplication des actes antisémites depuis le pogrom du Hamas et les bombardements de Gaza qui y ont répondu. Soudain les digues ont sauté, rendant soudain parfaitement légitime, au nom de la cause palestinienne, d’exprimer ouvertement son antisémitisme par des mots, des coups de poing ou de couteau,…ils le peuvent !

            La tragédie israélo-palestinienne n’a pas exacerbé l’islamophobie, elle a exacerbé l’antisémitisme ; elle ne l’a pas généré, elle en a juste révélé l’ampleur, jusque-là contenue - en France en tout cas - par des normes morales, des lois, une stigmatisation sociale. Constat amer et habituel : l’antisémitisme est la chose du monde la mieux partagée, il existe dans tous les pays, même ceux où il n’y a plus de juifs - en Pologne, en Roumanie -, même ceux où il n’y en a pratiquement jamais eu, comme au Japon. Pourquoi 15 millions de personnes dispersées sur toute la Terre obsèdent un milliard d’individus, dans au moins 120 pays, (d’après une étude internationale citée sur France Culture - L’esprit public, 5 nov. 2023). Pourquoi y a-t-il « un peuple élu par la haine universelle »*? (Léon Pinsker Avertissement d’un juif russe à ses frères, 2006). Peut-être pour être l’objet toujours disponible de ce fond intime de rage sur lequel défouler les frustrations, les humiliations, le désespoir, le malheur. Les juifs servent à ça.


vendredi 20 octobre 2023

Est-ce qu'un mort en vaut un autre ?

 

Nous qui vivons en toute quiétude, bien au chaud dans nos maisons, nous qui trouvons le soir en rentrant la table mise et des visages amis*… comment pouvons-nous penser l’impensable ? L’impensable : ce que ressentent les israéliens face au retour des pogroms, ce que ressentent les gazaouis sommés de déguerpir la peur au ventre, sous les bombes, ce que ressentent les proches de Dominique Bernard. Remarquons d’abord que, contrairement au professeur et aux israéliens massacrés, certains morts n’ont pas de noms ni de visages, ils n’existent pour nous que sous la forme de chiffres, des ombres derrière des nombres. Il y a donc de fait une échelle de valeur des vies, et des biais de couverture médiatique en fonction de la proximité géographique ou culturelle. Par ailleurs dès que les morts sont liées au conflit israélo-palestinien, des préjugés profondément ancrés en nous, nous font adopter une échelle de valeur selon que les victimes sont israéliennes ou palestiniennes. Un biais d’empathie différentielle, doublé d’un biais de confirmation par le choix de nos sources d’information : les médias – nos médias - pensent comme nous. Si l’on fait taire une minute nos a priori, une morale minimale s’impose : les morts se valent tous par le drame d’une vie brutalement interrompue, et par la souffrance de leurs proches.

Par contre les responsables ne se valent pas. D’un côté une organisation islamo-fasciste qui tient Gaza sous sa férule totalitaire, sans possibilité de contestation, qui massacre de sang froid des femmes et des enfants parce qu’ils sont juifs ; de l’autre un Etat qui riposte par des bombardements tuant des innocents sans les viser délibérément, un gouvernement d’extrême droite mais élu dans un Etat démocratique où l’opposition peut s’exprimer, où la contestation est possible, où des commissions d’enquête évalueront la gestion de ce conflit sanglant et l’incurie du gouvernement Netanyahou.

Bien sûr ces faits résultent d’une Histoire longue et complexe, jalonnée d’horreurs, d’injustices, d’expulsions, d’occupations, et aussi de volontés de paix réduites au silence par une spirale de haine. L’Histoire avec une grande hache. Mais ceux qui renvoient dos à dos crimes de guerre contre crimes de guerre, résistance féroce contre occupation brutale, « la guerre c’est horrible pour tout le monde », ceux-là doivent être nommés « négationnistes ».


·         *D’après Primo Lévi, premiers vers du poème introductif à « Si c’est un homme »

jeudi 12 octobre 2023

Quels préjugés nous empêchent de reconnaître le Mal absolu ?

 

Pour Kant, le Beau est ce qui plaît universellement, et sans concept : dire d’une chose qu’elle est belle, en ce sens, c’est dire que tout être de raison, sans a priori ni préjugés, sans critères objectifs, devrait pouvoir le dire. Ainsi on peut penser comme Mal absolu ce qui devrait révulser toute conscience morale, universellement et sans concept. Qui peut nier que l’acte perpétré par le Hamas relève de cette catégorie ?

Face au Mal absolu, il n’y a d’abord qu’une réaction de révulsion, de soutien inconditionnel à ceux qui en sont victimes, et de condamnation immédiate et inconditionnelle de ses auteurs. Admettre cela c’est congédier l’esprit de finesse et de nuance, car l’idée d’absolu interdit toute justification, toute condition, toute dépendance, toute explication. Le temps de l’analyse viendra … plus tard. Face au nazisme, au génocide des Tutsi, au régime Khmer rouge,…, il fallait d’abord combattre et agir, non disserter sur ce qui les a rendu possible.

Cependant l’esprit a besoin de sens, de compréhension, d’explication, car tout acte relève d’une logique qui peut être explicitée. Ainsi les experts patentés de l’esprit de finesse et de nuance qui font profession de leur expertise, qui ont des livres ou des articles à vendre, ou pensent à leur électorat, répugnent à l’idée d’un Mal absolu qui leur clouerait le bec. Il faut tout de suite analyser, nuancer, prendre position, adopter une posture : Oui mais le peuple palestinien vit à Gaza dans des conditions indignes, Oui mais le gouvernement israélien actuel est d’extrême droite, Oui mais il y a eu des horreurs des deux côtés, Oui mais il s’agit d’une guerre asymétrique. Pour discuter, l’esprit de finesse a besoin de concepts discutables : « terrorisme », « crime de guerre », voire « acte de résistance »,… Ce dernier est tout particulièrement odieux et fallacieux : imagine-t-on les résistants, face à l’occupant nazi, investir un village allemand et massacrer tous ses habitants ? « Crime de guerre » ne l’est pas moins, car il ne s’agit pas du tout d’un acte de guerre visant à détruire des positions ennemies ou occuper un territoire, avec quelques actes cruels en marge des opérations militaires. Enfin « terrorisme » renvoie à un petit groupe de fanatiques, ou, instrumentalisé par une propagande, il désigne simplement les combattants du camp d’en face. Le seul concept qui s’imposerait est celui de « crime contre l’Humanité », mais je ne l’ai lu nulle part, alors que l’on glose ad nauseam « terrorisme ou crime de guerre ?  ».

Comment comprendre que face au Mal absolu, face à un tel crime contre l’humanité, les manifestations semblent ne concerner que la communauté juive, quelques intellectuels, des élus, des leaders d’opinion ? Quels préjugés sur la Palestine, Israël, les juifs, les musulmans, empêchent les autres d’exprimer un soutien au peuple d’Israël, et une condamnation sans faille de la nouvelle incarnation du Mal absolu : le Hamas ?

dimanche 24 septembre 2023

Comment ne pas désespérer ?

 

Le « travail de deuil » conçu par une psychiatre états-unienne, Elisabeth Kübler-Ross, décrivait à l’origine les étapes par lesquelles passe une personne qui apprend qu’elle va mourir. Par analogie ce modèle peut nous servir à comprendre notre attitude face au double basculement écologique et anthropologique en cours. Le premier est d’une telle évidence qu’il masque le second non moins grave.

Le néolithique a marqué pour les humains le début d’un long processus : le passage d’une soumission à ce qui ne dépend pas de nous – la nature sauvage pour le dire simplement - à la maîtrise de ce qui dépend de nous – la nature domestiquée. Mais cette maîtrise devenue folle par l’effet de l’avènement du capitalisme techno-industriel consumériste, provoque sous nos yeux le basculement écologique qui se doublera à court terme d’un basculement civilisationnel : la fin de la société de consommation, et des institutions qu’elle rend possibles.

Le déni, la sidération, la colère, le marchandage, la dépression, la résignation, l’acceptation, la reconstruction, sont décrits comme les étapes nécessaires d’un deuil, d’une mort annoncée, et par analogie l’acceptation d’une perte qui semble inéluctable.

En ce qui me concerne, sorti depuis longtemps du déni, je suis entré comme beaucoup dans une phase de marchandage avec mon empreinte carbone - moins de viande, moins d’avion, plus de vélo, plus de bio,… Je soigne ainsi comme beaucoup mon éco-anxiété en me disant que, moi au moins, je vais dans la bonne direction. Mais globalement, l’appel à la responsabilité individuelle est illusoire et démobilisateur face à l’enjeu véritable : la sortie de la société techno-industrielle consumériste. Celle-ci est retardée par nous, consommateurs des pays riches, mais essentiellement par l’action de la classe qui la promeut et la finance, ceux / celles qui possèdent les moyens de production - que Marx appelait la « classe bourgeoise » - les 0,1% qui possèdent personnellement les moyens de productions, mais aussi les détenteurs d’un portefeuille d’actions substantiel, les cadres supérieurs qui gèrent et organisent la production, les idéologues néo-libéraux, les communicants qui organisent la résignation ou le marchandage - la transition énergétique qui signifie au fond tout changer pour que rien ne change. La colère viendra quand une masse critique d’individus aura pris conscience de cet enjeu. Mais le problème avec la colère, c’est qu’on ne sait jamais quels boucs émissaires elle va désigner, quel régime politique monstrueux elle peut engendrer. Comment ne pas désespérer ?

Le désespoir est une des étapes du deuil. Il faut le dépasser en affrontant le plus lucidement possible la réalité, car « La plus haute forme de l’espérance est le désespoir surmonté »*.

* Georges Bernanos – Conférence aux étudiants brésiliens, Rio de Janeiro (22 décembre 1944).

vendredi 16 juin 2023

Dans quelle(s) guerre(s) sommes-nous engagés ?

 

Cette question fait immédiatement penser à la guerre de Poutine contre l’Ukraine. Nous – Français et Européens - sommes pris dans cette guerre, même si celle-ci se déroule exclusivement sur un autre territoire que le nôtre, sans soldats français impliqués. Mais il y a une autre guerre à laquelle nous participons directement.

« On devrait être en économie de guerre climatique ». C’est l’appel de François Ruffin pour orienter d’urgence notre économie vers une transition écologique : sortir des énergies fossiles, investir massivement dans les alternatives en matière de transport, d’isolation des bâtiments, de sortie de l’agro-industrie intensive, de ré-industrialisation… Cet appel risque de masquer ce fait : nous sommes déjà depuis longtemps engagés dans une guerre économique globale contre les espèces vivantes, les sols, les sous-sols, les forêts, les nappes phréatiques, les lacs, les mers, les océans, bref la« nature » réduite à un stock de ressources organiques et minérales à transformer en profits « quoi qu’il en coûte ». Nous sommes donc déjà dans une économie de guerre, ne faudrait-il pas promouvoir une économie de sortie de la guerre ?

La métaphore de la guerre est selon moi pleine de sens : il y a des perdants et des gagnants, il y a des morts, humains et non-humains, il y a des bellicistes, des résistants, et une énorme masse de suivistes. Les bellicistes sont les technocrates serviteurs des marchés financiers et les cadres dirigeants des lobbies industriels, les résistants sont les militants et les activistes présentés comme « éco-terroristes », les suivistes constituent la masse des individus enrôlés malgré eux dans une guerre jadis invisible, dorénavant d’une aveuglante évidence.

La métaphore de la guerre est mobilisatrice, elle oblige à se situer. Pas d’espace neutre, pas de Suisse, la guerre est partout et nulle part, nous y sommes engagés que nous le voulions ou pas. Si nous ne faisons pas partie des résistants, nous pouvons au moins minimiser notre participation à l’effort de guerre, soutenu par nos jobs, notre consommation, nos modes de vie, nos voyages. Il n’y a pas de guerre sans armée, et pas d’armée sans engagés.

samedi 27 mai 2023

Sommes-nous en "décivilisation"?

 

Les Civilisations sont des formes historiques complexes qui évoluent vers une apogée avant de décliner, disparaître et laisser place à d’autres Civilisations. L’Histoire humaine est scandée par la vie et la disparition de ces entités. La fin d’une Civilisation est multifactorielle, mais on peut relever trois causes principales : un effondrement de ses ressources matérielles, un affaissement des institutions d’autorité qui la structurent et la font perdurer, une guerre d’anéantissement par une Civilisation plus puissante.

Il faut distinguer la Civilisation comme forme historique évolutive et la civilisation* comme processus dynamique universel : l’intégration individuelle et sociale des différentes formes de la civilité. C’est ce sens qui est visé par M. Macron quand il dénonce « un processus de décivilisation » en réaction à la violence de trois faits divers récents : l’attentat contre un maire, le meurtre d’une infirmière et l’accident où trois jeunes policiers ont trouvé la mort. Le premier a été fomenté par un groupe d’extrême droite, le second est l’acte d’un psychotique, le troisième est un accident de la route causé par l’alcool et la drogue. L’extrême hétérogénéité de ces trois évènements dramatiques témoigne immédiatement du flou de l’expression « décivilisation ».

Par ailleurs celle-ci renvoie à deux sources totalement antinomiques : Norbert Elias, un des plus grands sociologues du XXème siècle, et Renaud Camus, un écrivain ouvertement raciste et antisémite. Pour Elias, depuis la Civilisation médiévale, il y a un processus de civilisation* par la pacification progressive des mœurs, l’adoption de normes – politesse, bonnes manières - qui disqualifient peu à peu l’usage de la violence. Ce processus peut s’interrompre, voire régresser, comme Elias l’analyse dans son pays d’origine – cf son dernier ouvrage Les Allemands paru en 1989. Pour le second il y a actuellement en Occident un processus de décivilisation – titre de son ouvrage paru en 2011 - dont la cause serait le « grand remplacement » des populations européennes autochtones par des groupes étrangers, inassimilables, dont la culture et la religion visent l’anéantissement de la Civilisation chrétienne.

            La « décivilisation » évoquée par M. Macron est une formule ambiguë car on ne sait pas a priori à quel concept elle renvoie. Elias est peu connu en dehors des cercles érudits, Camus l’est un peu plus, et surtout ses thèses ont été banalisées et largement diffusées par Eric Zemmour adoubé par Vincent Bolloré et son empire médiatique. Alors je rejoins ceux qui pensent que M. Macron s’adresse en fait aux xénophobes  et aux racistes : ce qui menace notre Civilisation, ce n’est ni l’effondrement écologique ni l’effritement des institutions de service public, c’est le « grand remplacement » avatar fantasmatique des invasions barbares.

vendredi 5 mai 2023

Faut-il craindre le potentiel dictatorial de la Vème République?

 

La réforme de la retraite passée, on entend partout parler de « crise démocratique ». On peut douter de la pertinence de ce diagnostic pour plusieurs raisons : les procédures ont été respectées, on ne peut pas reprocher à un pouvoir régulièrement élu d’agir contre l’opinion majoritaire, au nom d’un programme annoncé, et de ce qu’il considère comme un intérêt supérieur, enfin, comment s’étonner qu’un gouvernement néolibéral applique des mesures à même de « rassurer » les marchés financiers créanciers, sacrifiant au passage les catégories les moins favorisées. Ce constat désabusé ne délégitime aucunement les mouvements de résistance, les manifestations, les grèves, la réponse de « ceux qui ne sont rien » à un gouvernement si peu préoccupé de justice sociale.

La France reste ce qu’elle était déjà avant la crise : une démocratie perfectible, classée seulement 23ème sur 165 pays, selon l’indice de démocratie fondé sur 60 critères, publié tous les ans par le groupe britannique The economist. Cependant une « dérive autoritaire » est indéniable, rendue possible par notre régime de « monarchie élective » qui, tous les cinq ans, donne des pouvoirs exorbitants à un seul homme, réduisant ainsi l’entièreté de la vie politique à l’élection présidentielle. Dans un contexte de déliquescence politique et sociale, la question cruciale est dorénavant la potentialité dictatoriale de la Vème République.

D’après les indices internationaux, la démocratie est en net recul partout dans le monde, et en France les enquêtes révèlent un niveau record de défiance envers les élections et « les élites politiques ». Ce contexte, inédit depuis le début de la Vème république, constitue le terreau idéal pour l’arrivée d’une figure incarnant « le rétablissement de l’ordre », thème éternel de l’arrivée des dictateurs par la voie des urnes. Si dans la foulée cette figure obtenait une majorité au parlement, quels seraient les garde-fous contre une dérive dictatoriale ?

-       Une police surarmée, majoritairement d’extrême droite ?

-       Un Parlement réduit au rôle de chambre d’enregistrement ?

-       Un conseil constitutionnel dont la pusillanimité est dorénavant manifeste ?

-       Des médias mainstream aux mains d’« oligarques » à la française, et un service public de l’audiovisuel privé du seul moyen de son indépendance, la redevance ?

Qui pourrait garantir que ce scénario catastrophe est impossible ? Nous regretterions amèrement de ne pas avoir agi avant, pour promouvoir une réforme constitutionnelle visant à désamorcer le potentiel dictatorial de notre république. Nous avons quatre ans...

vendredi 14 avril 2023

L'I.A. est-elle un projet ou un destin ?

 

« Tout ce qui est techniquement faisable, sera fait un jour, tôt ou tard. » Ainsi s’énonce la« loi de Gabor » qui s’est pour l’instant toujours vérifiée. Par ailleurs, si la technologie est le produit de l’intelligence humaine, il n’est pas sûr qu’elle soit celui de sa volonté. Autrement dit, quand les humains font les technologies, ils ne savent pas ce que ces technologies feront, une construction sans architecte ni plan. Ainsi en est-il de l’I.A. dont l’une des figures majeures, Sam Altman, concepteur de ChatGPT, avoue être « un peu effrayé » par sa création. Il faut donc envisager lucidement les prémisses d’une catastrophe en cours – à l’instar du dérèglement climatique - ou plus précisément de trois catastrophes qui se renforcent mutuellement :

-       1) La captation algorithmique généralisée de nos capacités d’attention par écran interposé, au profit des structures de pouvoir économique, en vue de continuer à produire et vendre indéfiniment leur camelote, quoiqu’il en coûte du point de vue écologique.

-       2) La désinformation globalisée, et la surveillance généralisée de tous les aspects de la vie individuelle par des structures de pouvoir idéologiques, dont la Russie et la Chine ne sont que les modèles les plus spectaculaires.

-       3) L’assujettissement digital de l’humain par l’I.A. devenue en elle-même une structure de pouvoir – presque - indépendante. En effet, celle-ci cumulant dorénavant tous les leviers du pouvoir - l’accès aux connaissances, l’accès aux données en temps réel, la capacité d’agir par l’intermédiaire de l’ensemble des systèmes automatiques interconnectés-, il ne reste qu’à attendre l’émergence d’une I.A. générale, à la fois consciente d’exister et capable d’intégrer et coordonner ces trois leviers.

L’I.A. c’est sympa, c’est marrant, c’est pratique. Avançons joyeusement vers notre destin technologique.

mercredi 22 mars 2023

La politique a-t-elle encore un sens ?

 Hannah Arendt posait cette question en 1959. Elle dira plus tard : « Que l’on accorde seulement à dix d’entre nous la possibilité de s’asseoir autour d’une table, chacun exprimant son opinion et chacun écoutant celle des autres, alors, de cet échange d’opinions, une opinion forgée rationnellement pourra se dégager ». Autrement dit, c’est par la discussion entre égaux que la politique trouve son sens profond, et la démocratie son fondement.

La question d’Hannah Arendt se pose dramatiquement aujourd’hui. En effet, le recours à l’article 49.3 fait suite au blocage du dialogue social et à l’impossibilité de la délibération parlementaire, parties visibles d’un phénomène à mon avis beaucoup plus profond. Les dernières crises politiques - le covid-19, la nécessité des masques, l’obligation vaccinale, et aujourd’hui la réforme de la retraite -, ont été autant d’occasions de vérifier autour de nous l’effritement de la culture de la discussion, c’est-à-dire la tolérance au désaccord et le respect de la diversité des opinions.

Être le plus nombreux possible à penser le plus possible, tel était le but de notre Conversation, un espace de discussion entre « amis », évitant les écueils de la discussion à bâtons rompus. L’idée était que 1) l’amitié implique une curiosité bienveillante pour la pensée de l’autre, au risque du désaccord ; 2) l’intelligence se nourrit de la diversité des points de vue, et s’étiole par la fréquentation exclusive de ceux qui pensent pareil ; 3) dans la discussion orale, la parole spontanée échappe en grande partie aux locuteurs, et l’émotion y trouble souvent la raison ; 4) l’écrit a l’immense avantage sur l’oral, qu’on peut prendre le temps de lire, relire, essayer de comprendre, faire l’effort de formuler une pensée cohérente, relue avant d’être partagée.

Cependant j’ai constaté depuis le début que peu osent se risquer à écrire leur pensée, je constate aujourd’hui quelque chose d’autre, plus inquiétant : la répugnance de plus en plus répandue à être confronté à une pensée différente de la sienne. Ainsi un proche me dit : « Je ne te réponds pas parce que je ne suis pas d’accord avec toi. » ; une autre, aussi proche, préfère se retirer de la liste, non par désintérêt de la discussion politique, mais parce qu’elle ne supporte plus de lire des propos avec lesquels elle se sent en désaccord.

Quel sens peut avoir la politique lorsque la discussion apaisée entre amis n’est plus possible, lorsqu’on ne supporte d’échanger qu’avec ceux qui pensent comme nous ? Cette perte de la culture de la discussion, signe l’affaiblissement de notre capacité d’autonomie collective, et donc celui de la démocratie... au moment où une énorme « réserve de rage » vient d’être libérée dans le champ politique.

lundi 6 mars 2023

Quelle forêt cache l'arbre de la retraire à 64 ans ?

Comment les terriens du futur jugeront-ils l’énergie phénoménale que nous dépensons collectivement pour deux années supplémentaires de « vie active », au moment où la co-habitabilité de la planète – formule d’Yves Citton - est gravement menacée ? C’est un peu comme si on discutait du confort des sièges dans une voiture fonçant vers un mur. Quel paradoxe : on nous somme de travailler deux ans de plus et nous investir ainsi davantage dans l’entreprise productiviste écocidaire, au moment où il faudrait absolument ralentir et bifurquer ! Or voici le comble de ce paradoxe, l’arbre des 64 ans masque une forêt : la richesse sémantique de l’idée-même de retraite qui fournit des outils précieux pour penser la bifurcation :

-       Faire retraite, c’est se retirer de l’agitation du monde pour se recueillir. En l’occurrence, il s’agirait de refuser de participer davantage à l’ubris consumériste extractiviste en désertant les jobs toxiques - bullshit jobs et jobs destructeurs - comme nous y invitent les diplômés de l’Agro-Paris-Tech.

-       Battre en retraite, c’est abandonner une position forte, privilégiée, pour sauver l’essentiel : donner un sens humanisant à son travail, au prix d’une moindre rémunération.

-       Retraiter, c’est réorienter l’intelligence et la créativité humaine vers d’autres modèles de la vie bonne que celui de la folie compétitive exacerbée par la propagande publicitaire.

Le paradoxe se double d’un point aveugle : la réforme présentée comme nécessaire suppose implicitement une croissance économique continue. En effet, les retraites à venir s’entendent « toutes choses égales par ailleurs », alors-même que la catastrophe écologique impactera gravement la sphère économique. Ainsi le réalisme comptable s’opère au prix d’un aveuglement totalement irrationnel.

Idée : travailler deux ans de plus collectivement, non pour financer les retraites, mais pour amortir la bifurcation : financer l’isolation de toutes les passoires thermiques, aider les pays du sud à éviter l’aberration écocidaire du modèle occidental. « Soyons réalistes, demandons l’impossible ! » 

mercredi 15 février 2023

Quelles légitimités pour réformer ?

 Conversation 185

En matière de loi, il y a toujours une tension entre deux légitimités : la conformité au droit et la conformité à la justice. La première, institutionnelle, se réclame de la raison, de l’intérêt général ; la seconde, morale, naît d’un sentiment d’injustice face au sacrifice du cas particulier. La figure d’Antigone montre d’une part que cette tension est ancienne, d’autre part que son exacerbation menace l’ordre dans la Cité. Par ailleurs, la loi, sacrifiant le particulier au général, comporte toujours une part d’injustice, ainsi le conflit des légitimités ne se dissout jamais complètement.

En régime autoritaire cette tension est masquée par un pur rapport de force. En régime démocratique, elle se résout par le débat, sans disparaître pour autant. Il faut donc, à défaut de justice, faire avec le moins d’injustice possible, l’équité que le philosophe John Rawls conçoit ainsi : une inégalité n’est juste qu’à la condition expresse de bénéficier – ou de ne pas nuire – aux plus défavorisés.

Ainsi, en démocratie, une réforme sera considérée comme juste par la conciliation des deux légitimités : 1) celle des institutions, 2) celle de la justice comme équité. Qu’en est-il pour la réforme des retraites ?

1) Le président Macron a certes la légitimité des urnes cependant, il l’a lui-même reconnu au lendemain de sa victoire, il n’a pas été élu sur son programme mais essentiellement pour empêcher le front national de prendre le pouvoir. La légitimité institutionnelle est donc faible.

2) Le poids de la réforme proposée – les années supplémentaires de cotisation sensées équilibrer les comptes - sera porté pour l’essentiel par ceux et celles qui commencent à travailler tôt, qui ont les charges les plus lourdes, les revenus les moins élevés, l’espérance de vie sans incapacité la plus courte. La réforme proposée est donc en opposition avec la justice comme équité.

Ce conflit ouvert entre les deux légitimités arrive à un moment historique où la défiance envers les institutions est à son paroxysme, il déstabilise une société fragmentée, éclatée en groupes d’intérêts. Il aggrave un divorce entre le peuple et les élites, instrumentalisé par les populismes, notamment le Front national, dont on ne voit plus très bien ce qui pourrait l’empêcher de prendre le pouvoir en 2027.

samedi 14 janvier 2023

Quels sont les enjeux de la retraite ?

 

La réforme annoncée par Mme Borne a suscité d’emblée une opposition générale. Outre le rejet d’une rationalité strictement économique, celle-ci s’explique par l’occultation d’autres enjeux au moins aussi essentiels. Parmi eux, deux sujets tabous : la « valeur-travail », le poids des retraités sur les actifs.

La « valeur travail », unanimement prônée à droite et à gauche, est le noyau moral de la réforme : on vit plus longtemps, on doit donc travailler plus longtemps, pour contribuer à la richesse nationale et permettre à l’Etat social de redistribuer. Mais cette « valeur », à peine atténuée par les carrières longues et la pénibilité de certaines tâches bien circonscrites, masque le volume des « Bullshit jobs ». David Graeber, anthropologue et économiste, définit ainsi ce concept : « les emplois rémunérés si totalement inutiles, superflus ou néfastes, que même les salariés ne parviennent pas à justifier leur existence. » Autrement dits, des « boulots à la con », selon le jugement de ceux-là-mêmes qui les font. Des études menées dans différents pays évaluent ces boulots à la con antre 35 et 45% des emplois. David Graeber propose une autre catégorie : les « boulots de merde », socialement utiles mais tellement sous-payés et précarisés que les salariés qui les assument se retrouvent au bout du rouleau bien avant l’âge de la retraite. Ces boulots à la cons et boulots de merde forment la masse de ceux qui ont commencé à travailler tôt, qui travailleront un ou deux ans de plus, ceux dont l’espérance de vie en bonne santé est inférieure à celle de ceux dont les études leur auront permis d’échapper à ce destin funeste, qui arrivent de toute façon à 64-65 ans au moins après une carrière complète, et qui pourraient sans problème travailler quelques années de plus.

Un autre enjeu, non moins essentiel et occulté, est le poids économique de la génération des boomers : ils ont dorénavant plus de revenus et de patrimoines que les actifs, un renversement inédit dans toute l’histoire du travail. L’enrichissement global de cette génération – qui masque de grandes inégalités -, la mienne, a profité d’une croissance artificiellement boostée par un endettement abyssal, et par une surconsommation énergétique et matérielle qui a détruit la planète et bousillé le climat. C’est aussi cette génération qui constitue le noyau dur des soutiens à la réforme actuelle : « Travaillez plus longtemps… pour garantir le paiement de nos pensions, assurer notre vie de rentiers pantouflards. » semblent-ils dire.

Ce à quoi on reconnait la vérité, c’est qu’elle est difficile à accepter.