Parmi les multiples catastrophes en cours, il y a la dissolution d’une de
nos valeurs essentielles : la vérité. Depuis l’apparition de la
philosophie, puis de la science, elle se présentait sous la forme d’un discours
logique, rigoureux et cohérent, soumis à la critique des pairs, qui rendait
compte de faits établis pour les décrire, en comprendre le sens ou en expliquer
la cause. Succédant aux Maîtres de vérité – devins, poètes, prophètes, prêtres
– dont l’autorité garantissait la véridicité de la parole, les savants
produisaient un discours autonome qui devait convaincre par lui-même,
indépendamment de ses auteurs. Ce régime de vérité à vocation universelle est en
train de s’effondrer sous nos yeux, sapé par la défiance envers les
institutions qui le soutenaient en garantissant son autonomie. Deux formes de
pensée - plus profondes et puissantes que leur radicalisation complotiste - concourent
à la disqualification de l’ancien régime de vérité :
Le révisionnisme généralisé et l’intentionalisme
masqué.
Le révisionnisme généralisé se
déroule en temps réel, boosté par la puissance planétaire instantanée des
réseaux sociaux : tout fait établi par un canal institutionnel est
immédiatement contredit par des « faits alternatifs » énoncés par des
médias « indépendants », il faut entendre ici qu’ils ne sont soumis à
aucune normes, aucun code de déontologie ni aucun contrôle par les pairs. La
défiance en voie de généralisation vis-à-vis de toutes les institutions -
abusivement assimilée à l’esprit critique - est contrebalancée par une confiance
aveugle vis-à-vis de médias non institutionnels, (chaînes Youtube, sites
« alternatifs »,…).
L’intentionalisme masqué est
le motif principal de cette défiance : toute vérité
« officielle » est immédiatement interprétée comme une tentative de
manipulation au service des structures de pouvoir (Etats, organismes de
recherche, fondations privées, grandes entreprises,…). Celles-ci ont toujours
tenté d’instrumentaliser à leur profit la vérité des élites savantes, alors
même que celles-ci étaient justement considérées comme un rempart contre elles.
Ainsi un renversement est en train de s’opérer sous nos yeux : alors que
les Lumières avaient fait de la vérité des savants un vecteur d’émancipation, elle
apparaît aujourd’hui pour un nombre croissant de citoyens, notamment les plus
jeunes, comme un vecteur d’asservissement.
Or la démocratie a partie liée avec l’ancien
régime de vérité car la discussion et la délibération dans l’espace public ne sont
possibles qu’à partir d’un socle de vérités établies admises par tous. Si cette
base commune disparaît la discussion devient impossible, il ne reste que le pur
rapport de force entre des discours mutuellement incompatibles. Il faut donc
défendre la place centrale de la vérité savante dans l’espace public de la
discussion raisonnable, qui est au fondement-même de toute démocratie digne de
ce nom.