vendredi 20 octobre 2023

Est-ce qu'un mort en vaut un autre ?

 

Nous qui vivons en toute quiétude, bien au chaud dans nos maisons, nous qui trouvons le soir en rentrant la table mise et des visages amis*… comment pouvons-nous penser l’impensable ? L’impensable : ce que ressentent les israéliens face au retour des pogroms, ce que ressentent les gazaouis sommés de déguerpir la peur au ventre, sous les bombes, ce que ressentent les proches de Dominique Bernard. Remarquons d’abord que, contrairement au professeur et aux israéliens massacrés, certains morts n’ont pas de noms ni de visages, ils n’existent pour nous que sous la forme de chiffres, des ombres derrière des nombres. Il y a donc de fait une échelle de valeur des vies, et des biais de couverture médiatique en fonction de la proximité géographique ou culturelle. Par ailleurs dès que les morts sont liées au conflit israélo-palestinien, des préjugés profondément ancrés en nous, nous font adopter une échelle de valeur selon que les victimes sont israéliennes ou palestiniennes. Un biais d’empathie différentielle, doublé d’un biais de confirmation par le choix de nos sources d’information : les médias – nos médias - pensent comme nous. Si l’on fait taire une minute nos a priori, une morale minimale s’impose : les morts se valent tous par le drame d’une vie brutalement interrompue, et par la souffrance de leurs proches.

Par contre les responsables ne se valent pas. D’un côté une organisation islamo-fasciste qui tient Gaza sous sa férule totalitaire, sans possibilité de contestation, qui massacre de sang froid des femmes et des enfants parce qu’ils sont juifs ; de l’autre un Etat qui riposte par des bombardements tuant des innocents sans les viser délibérément, un gouvernement d’extrême droite mais élu dans un Etat démocratique où l’opposition peut s’exprimer, où la contestation est possible, où des commissions d’enquête évalueront la gestion de ce conflit sanglant et l’incurie du gouvernement Netanyahou.

Bien sûr ces faits résultent d’une Histoire longue et complexe, jalonnée d’horreurs, d’injustices, d’expulsions, d’occupations, et aussi de volontés de paix réduites au silence par une spirale de haine. L’Histoire avec une grande hache. Mais ceux qui renvoient dos à dos crimes de guerre contre crimes de guerre, résistance féroce contre occupation brutale, « la guerre c’est horrible pour tout le monde », ceux-là doivent être nommés « négationnistes ».


·         *D’après Primo Lévi, premiers vers du poème introductif à « Si c’est un homme »

jeudi 12 octobre 2023

Quels préjugés nous empêchent de reconnaître le Mal absolu ?

 

Pour Kant, le Beau est ce qui plaît universellement, et sans concept : dire d’une chose qu’elle est belle, en ce sens, c’est dire que tout être de raison, sans a priori ni préjugés, sans critères objectifs, devrait pouvoir le dire. Ainsi on peut penser comme Mal absolu ce qui devrait révulser toute conscience morale, universellement et sans concept. Qui peut nier que l’acte perpétré par le Hamas relève de cette catégorie ?

Face au Mal absolu, il n’y a d’abord qu’une réaction de révulsion, de soutien inconditionnel à ceux qui en sont victimes, et de condamnation immédiate et inconditionnelle de ses auteurs. Admettre cela c’est congédier l’esprit de finesse et de nuance, car l’idée d’absolu interdit toute justification, toute condition, toute dépendance, toute explication. Le temps de l’analyse viendra … plus tard. Face au nazisme, au génocide des Tutsi, au régime Khmer rouge,…, il fallait d’abord combattre et agir, non disserter sur ce qui les a rendu possible.

Cependant l’esprit a besoin de sens, de compréhension, d’explication, car tout acte relève d’une logique qui peut être explicitée. Ainsi les experts patentés de l’esprit de finesse et de nuance qui font profession de leur expertise, qui ont des livres ou des articles à vendre, ou pensent à leur électorat, répugnent à l’idée d’un Mal absolu qui leur clouerait le bec. Il faut tout de suite analyser, nuancer, prendre position, adopter une posture : Oui mais le peuple palestinien vit à Gaza dans des conditions indignes, Oui mais le gouvernement israélien actuel est d’extrême droite, Oui mais il y a eu des horreurs des deux côtés, Oui mais il s’agit d’une guerre asymétrique. Pour discuter, l’esprit de finesse a besoin de concepts discutables : « terrorisme », « crime de guerre », voire « acte de résistance »,… Ce dernier est tout particulièrement odieux et fallacieux : imagine-t-on les résistants, face à l’occupant nazi, investir un village allemand et massacrer tous ses habitants ? « Crime de guerre » ne l’est pas moins, car il ne s’agit pas du tout d’un acte de guerre visant à détruire des positions ennemies ou occuper un territoire, avec quelques actes cruels en marge des opérations militaires. Enfin « terrorisme » renvoie à un petit groupe de fanatiques, ou, instrumentalisé par une propagande, il désigne simplement les combattants du camp d’en face. Le seul concept qui s’imposerait est celui de « crime contre l’Humanité », mais je ne l’ai lu nulle part, alors que l’on glose ad nauseam « terrorisme ou crime de guerre ?  ».

Comment comprendre que face au Mal absolu, face à un tel crime contre l’humanité, les manifestations semblent ne concerner que la communauté juive, quelques intellectuels, des élus, des leaders d’opinion ? Quels préjugés sur la Palestine, Israël, les juifs, les musulmans, empêchent les autres d’exprimer un soutien au peuple d’Israël, et une condamnation sans faille de la nouvelle incarnation du Mal absolu : le Hamas ?