samedi 21 novembre 2020

Y a-t-il un complot derrière le complotisme ?

 

 

« Complotisme » est un néologisme par la magie duquel le monde se partage aujourd’hui en deux groupes irréconciliables, les complotistes et les anticomplotistes. Ce clivage binaire ignore les oppositions qui avaient cours jusque là : gauche vs droite, libéral vs antibéral, européiste vs souverainiste,… il divise les familles, les groupes amicaux. Faut-il encore rappeler que « mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde » ?

        Au sens propre les « complotistes » sont les tenants d’une « théorie du complot » : l’explication d’une série d’évènements graves par la volonté maléfique d’un petit groupe dont l’action secrète et hyper efficace vise l’asservissement d’une population, d’un peuple ou même de l’humanité toute entière. Ainsi cette idéologie – terme plus adéquat que « théorie » - substitue à l’opposition politique des discours et des doctrines, le postulat d’une guerre menée secrètement par un petit groupe très puissant et déterminé, contre le reste du monde - la guerre de quelques uns contre tous. Par elle il n’y a plus d’adversaires avec qui la discussion et le compromis seraient possibles, mais des ennemis implacables avec qui toute négociation est impossible, c’est eux ou nous.

         Si le complotisme rencontre un tel succès c’est qu’il remplace la complexité, le hasard, la contingence et l’incompétence qui rendent la réalité toujours partiellement opaque et le combat politique laborieux, par la simplicité lumineuse et transparente d’une explication simple et univoque. Porté et amplifié de façon hyperbolique par les réseaux sociaux, il représente un grave danger contre l’espace public démocratique car il sape la base de faits établis fondant un « monde commun » où la discussion visant la recherche du meilleur argument est possible.

       L’alternative complotisme vs anticomplotisme est piégée, car les complots existent bel et bien, ils ont même toujours existé car de tous temps des puissants ont œuvré dans l’ombre pour accroître leur domination. Ainsi il faut bien distinguer la théorie du complot et les thèses de complots. Les secondes sont formulées par des journalistes (le Watergate), des historiens (l’affaire Dreyfuss) ou des lanceurs d’alerte (l’affaire Mediator), à l’appui de preuves basées sur des faits, soumises à la critique des pairs, là où la première joue sur un faisceau de présomptions, des coïncidences, des incohérences, des zones d’ombre inexpliquées, la confusion entre la culpabilité et l’intérêt - ceux à qui « profitent le crime » ipso facto coupables -, des opinions, des interprétations, des commentaires par des pseudo experts, isolés ou hors de leur champ de compétence.

        Enfin il y a un mythe conspirationniste à abattre consistant à faire croire que des individus intègres et désintéressés dénoncent un grand complot global et terrifiant, œuvrant ainsi pour le bien de l’humanité en prenant des risques considérables. La réalité est tout autre : il y a un véritable lobby conspirationniste, une économie très prospère, profitant de la liberté d’expression, où des marchands de doute et de peur sont en concurrence pour capter des parts de marché de temps de cerveau disponible d’individus manipulés. Cependant le complotisme ou l’anticomplotisme peuvent aussi être des instruments politiques de propagande visant à produire du ressentiment, désigner des boucs émissaires, délégitimer l’Etat républicain ou au contraire discréditer toute critique radicale et fondée.

Avant de juger, demandez-vous à qui profite le complot complotiste ?

dimanche 15 novembre 2020

L'exception est-elle devenue la règle ?

 

Par les effets conjoints du terrorisme et de l’épidémie de Covid-19, l’extension illimitée de l’état d’exception devient subrepticement la règle. On ne peut pas nier la réalité de l’épidémie, mais la manière dont le politique l’affronte, peut et doit être mise en question. Or nous avons besoin de concepts pour penser ce qui nous arrive, j’en propose trois : la biopolitique, la santé, la normativité vitale.

La biopolitique - concept créé par Michel Foucault – désigne la gestion des corps par le pouvoir étatique. Ce concept implique une division du Corps politique : côté face le peuple, sujet du politique, qui s’informe, agit, vote, manifeste, s’engage, côté pile la masse amorphe, objet de la biopolitique, à gérer par le soin et le contrôle. L’épisode que nous traversons marque la réduction du peuple-sujet à la masse-objet, et parallèlement celle d’une politique du « bien vivre » guidée par la raison, à une logique de la survie, pilotée par la rationalité impersonnelle des chiffres.

La santé, irréductible à la vie biologique « dans le silence des organes », est définie par l’OMS comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».

Ces deux concepts peuvent s’articuler pour comprendre ce que nous traversons : un épisode biopolitique, visant à soustraire « coûte que coûte » de la vie tous ses aspects non-strictement biologiques et économiques – sociaux, culturels, affectifs, psychiques,…. La biopolitique covidienne réduit la santé à la pure et simple survie biologique.

La normativité vitale, concept forgé par le philosophe Georges Canguilhem, est la capacité du vivant sain à choisir ou à rejeter, alors que la pathologie marque une réduction voire une suspension de cette capacité. Être un vivant sain, c’est pouvoir choisir, y compris la possibilité de risquer sa vie. La normativité, distincte de la normalité comme conformité à une norme, est la disposition individuelle de fixer ses normes de vie en fonction de valeurs. Or l’homme est cet animal étrange pour lequel la survie biologique n’est pas la valeur suprême. Troisième réduction en cours : la normativité vitale réduite à la soumission à une norme sanitaire statistique.

A-t-on demandé aux « personnes à risque » si elles préféraient le risque de mourir du Covid-19 à celui de sombrer dans la misère ou la dépression ? La biopolitique verticale autoritaire sacrifie autoritairement certaines catégories sociales pour le bien commun, le long terme au court terme, et ce faisant elle disqualifie la normativité collective – le débat démocratique – ou individuelle – l’arbitrage entre les risques et les valeurs. Big brother is caring about you !

En faisant de l’état d’exception sanitaire et sécuritaire la règle permanente, en réduisant le peuple des citoyens à une masse d’individus atomisés n’ayant qu’un seul horizon, la survie bio-économique, le système de biopouvoir néo-libéral étend son empire. Aucun complot mais un processus impersonnel aveugle auquel nous collaborons tous.

samedi 31 octobre 2020

Sommes-nous pris dans une guerre de civilisation ?

 


La recrudescence des attentats islamistes fait penser à certains que nous vivons, sous une forme hyper violente, le fameux « Choc des civilisations » - cf l’ouvrage célèbre de Samuel Huntington paru en 1996. D’après eux, les fous d’Allah seraient le bras armé de l’Islam qui aurait déclaré la guerre à la civilisation française, européenne ou occidentale, au choix. Mais il y a une autre interprétation qui me semble plus pertinente, car le projet essentiel de ces pauvres hères décérébrés et de ceux qui les manipulent, vise selon moi un tout autre but : exacerber l’islamophobie chez les occidentaux pour forcer les musulmans « ordinaires », par contre-réaction, à adhérer à leur projet islamo-fasciste… contre l’idée-même de civilisation. Pour y voir plus clair, il est essentiel de revenir à la distinction entre culture et civilisation.

La culture concerne l’humanité toute entière, un groupe, ou un individu. La première acception relève de l’opposition nature / culture, la seconde comprend des formes acquises de comportement, la troisième est un idéal de développement des facultés intellectuelles et morales.

La civilisation se partage entre deux pôles : le premier est un système formé par plusieurs cultures intégrées dans un ensemble beaucoup plus large – la civilisation musulmane, européenne, chinoise, etc ;.. -, le second constitue l’horizon-même de l’histoire de l’humanité : le processus civilisationnel illimité de sortie de la barbarie, qui cumule le meilleur du génie propre à chaque civilisation – au premier sens -, en vue de l’émancipation et de l’excellence dans les activités les plus hautes de l’intelligence humaine dans les domaines de l’art, de la science, de la politique, de la civilité.

Il est clair que l’islamisme, simple culture au second sens, ne correspond à aucun des régimes de la civilisation. Il n’y a donc aucun « choc des civilisations », mais guerre contre l’idée-même de civilisation. Au premier sens, contre l’idée que la civilisation arabo-musulmane puisse revêtir plusieurs formes culturelles, il s’agit d’un projet hégémonique. Au second sens, contre l’horizon d’un idéal émancipateur de l’histoire humaine, il s’agit d’une régression barbare qui rejette l’art, la science, l’hospitalité, la tolérance et l’émancipation des femmes.


 

mercredi 21 octobre 2020

Peut-on dissocier la liberté d'expression et l'esprit critique ?

L’attentat dont a été victime Samuel Paty, fait suite à son cours sur la liberté d’expression. Or parmi les réactions très nombreuses à cet horrible attentat, l’esprit critique est souvent présenté comme indissociablement lié à celle-ci. Il y a là une confusion qui me semble problématique pour bien saisir les enjeux de cet évènement dans les débats qui ont lieu un peu partout, notamment dans les équipes pédagogiques comme celle dont je fais partie.

-       La liberté d’expression est au fondement du libéralisme politique : toute opinion a le droit d’être exprimée dans l’espace public, hormis la diffamation, l’appel au meurtre ou à la haine raciale. Cette liberté inclut bien sûr la liberté de critiquer, et donc celle de blasphémer, car le respect est dû aux personnes et aucunement aux idéologies, doctrines, théories ou religions. « Insulter une idée » n’a d’ailleurs pas de sens dans notre langage : une idée ne peut pas être « offensée ». Il faut cependant relever le paradoxe consistant à « enseigner » la liberté d’expression dans une institution où elle n’a pas sa place ! En effet à l’école il n’y a de liberté d’expression, ni pour les élèves, ni pour les enseignants, tous tenus de taire leur propre conception du bien ou du mal, leur orientation sexuelle, leurs croyances religieuses ou politiques.

-       Contrairement à ce qu’on peut lire dans plusieurs discours d’hommage à Samuel Paty, le lien entre la liberté d’expression et l’esprit critique n’est pas du tout simple et évident. On confond souvent l’esprit critique et la liberté de critiquer, or ce n’est pas du tout la même chose. En effet, au sens fort la pensée critique s’applique d’abord à nous-mêmes pour prendre conscience de nos limites - nos préjugés et les biais qui affectent notre jugement -, penser l’impensable, le point aveugle de notre pensée. Or l’inflation sans limite de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux nuit gravement à cette pensée critique, car elle aboutit à la constitution de communautés de croyances immunisées contre le doute, enfermées dans des certitudes bétonnées, et donc allergiques au débat d’idées, fondement de l’idéal démocratique. Ce processus mondial de « libération » de l’expression, dévoyée en pouvoir d’affirmer haut et fort ce que l’on croit et de rejeter aussi fermement ce qui s’y oppose, a pour effet d’inhiber la pensée critique. C’est lui qui a mené à l’attentat horrible contre un professeur, et à travers lui contre l’institution de l’école républicaine.

Liberté d’expression sans pensée critique n’est que ruine de l’âme.


mercredi 16 septembre 2020

Y a-t-il encore une vérité derrière les masques ?

 

Parmi les multiples catastrophes en cours, il y a la dissolution d’une de nos valeurs essentielles : la vérité. Depuis l’apparition de la philosophie, puis de la science, elle se présentait sous la forme d’un discours logique, rigoureux et cohérent, soumis à la critique des pairs, qui rendait compte de faits établis pour les décrire, en comprendre le sens ou en expliquer la cause. Succédant aux Maîtres de vérité – devins, poètes, prophètes, prêtres – dont l’autorité garantissait la véridicité de la parole, les savants produisaient un discours autonome qui devait convaincre par lui-même, indépendamment de ses auteurs. Ce régime de vérité à vocation universelle est en train de s’effondrer sous nos yeux, sapé par la défiance envers les institutions qui le soutenaient en garantissant son autonomie. Deux formes de pensée - plus profondes et puissantes que leur radicalisation complotiste - concourent à la disqualification de l’ancien régime de vérité :

Le révisionnisme généralisé et l’intentionalisme masqué.

Le révisionnisme généralisé se déroule en temps réel, boosté par la puissance planétaire instantanée des réseaux sociaux : tout fait établi par un canal institutionnel est immédiatement contredit par des « faits alternatifs » énoncés par des médias « indépendants », il faut entendre ici qu’ils ne sont soumis à aucune normes, aucun code de déontologie ni aucun contrôle par les pairs. La défiance en voie de généralisation vis-à-vis de toutes les institutions - abusivement assimilée à l’esprit critique - est contrebalancée par une confiance aveugle vis-à-vis de médias non institutionnels, (chaînes Youtube, sites « alternatifs »,…).

L’intentionalisme masqué est le motif principal de cette défiance : toute vérité « officielle » est immédiatement interprétée comme une tentative de manipulation au service des structures de pouvoir (Etats, organismes de recherche, fondations privées, grandes entreprises,…). Celles-ci ont toujours tenté d’instrumentaliser à leur profit la vérité des élites savantes, alors même que celles-ci étaient justement considérées comme un rempart contre elles. Ainsi un renversement est en train de s’opérer sous nos yeux : alors que les Lumières avaient fait de la vérité des savants un vecteur d’émancipation, elle apparaît aujourd’hui pour un nombre croissant de citoyens, notamment les plus jeunes, comme un vecteur d’asservissement.

Or la démocratie a partie liée avec l’ancien régime de vérité car la discussion et la délibération dans l’espace public ne sont possibles qu’à partir d’un socle de vérités établies admises par tous. Si cette base commune disparaît la discussion devient impossible, il ne reste que le pur rapport de force entre des discours mutuellement incompatibles. Il faut donc défendre la place centrale de la vérité savante dans l’espace public de la discussion raisonnable, qui est au fondement-même de toute démocratie digne de ce nom.

vendredi 21 août 2020

Entre crédulité et scepticisme, comment s'orienter dans la pensée ?


L’épisode Covid restera peut-être dans l’histoire comme l’entrée définitive dans l’ère de la post-vérité : le moment où des « faits alternatifs » ont le même poids que des faits établis, où une vérité garantie par des « experts » s’oppose diamétralement à une autre vérité garantie par d’autres « experts ». Dans ce brouillard où chacun choisit sur le marché des médias sa communauté de croyances, celui qui veut s’orienter entre crédulité et scepticisme doit d’abord éviter deux pièges : (1) les biais cognitifs, des chemins de pensée spontanés, rapides et faciles, tellement empruntés qu’ils sont devenus des ornières, et (2) l’ensorcellement qu’exercent certains mots sur notre pensée.

(1)  Les biais cognitifs se traduisent par quatre sophismes, d’autant plus toxiques qu’on les prend pour des manifestations de l’esprit critique :

-       Tel individu – un « scientifique » - m’inspire confiance, or il dit que X est vrai, donc X est vrai. (sophisme du biais de confiance)

-       Tel autre individu – un autre « scientifique », ou un politique, ou une entreprise - m’inspire de la défiance, or il dit que Y est vrai, donc Y est faux. (sophisme du biais de défiance)

-       Je crois que X est vrai, or un article, une vidéo affirme qu’une étude établit que X est vrai, donc X est vrai (sophisme du biais de confirmation).

-       Je crois que X est vrai, or un article, une vidéo affirme qu’une étude établit que X est faux, donc l’étude est truquée (sophisme du biais de confirmation inversé).

(2)  Trois mots - « science », « expert » et « étude » - possèdent un énorme pouvoir d’ensorcellement de notre esprit tant ils sont confus :

-       La science est une activité collective, ainsi la parole d’un scientifique ne vaut rien en elle-même, c’est la parole de la communauté scientifique qui a valeur de vérité - vérité provisoire et réfutable - en l’absence de preuves contraires. Ainsi celui qui prétend incarner à lui seul la science « sérieuse et honnête » est un imposteur. Par ailleurs, face à un phénomène nouveau, la controverse est un état normal qui relève de la science en train de se faire, mais, mise en scène et dramatisée par les médias, elle se transforme en un affrontement idéologique face auquel chacun est invité à choisir son camp.

-       La parole d’un expert consiste à communiquer l’état des savoirs dans son champ de compétence à un instant T, en l’occurrence concernant le Covid, l’épidémiologie, l’infectiologie, la statistique médicale, la médecine d’urgence et de réanimation. Ainsi la parole des neurologues, cardiologues, cancérologues, ou autre naturopathes est intéressante mais ne vaut pas ici parole d’expert. Par ailleurs quand le savoir est en cours d’élaboration, l’étendue de l’ignorance est si grande que le discours expert doit se faire humble et s’énoncer « dans l’état actuel de nos connaissances, sauf preuve du contraire ».

-       Enfin, une étude scientifique a une valeur limitée car elle a forcément des biais méthodologiques, ses auteurs des intérêts, et ils sont eux-mêmes victimes comme tout être humain du biais de confirmation : je crois que X est vrai – ou faux – donc je vais sélectionner et publier ce qui va dans le sens de ce préjugé, et négliger ce qui semble le contredire. Une étude ne vaut pas vérité en elle-même, encore moins si elle est en prépublication ou si elle est publiée dans une revue scientifique « prédatrice » - qui fait payer les articles par leurs auteurs, sans aucune relecture critique. Ainsi le plus haut niveau de preuve ne s’obtient pas par une étude aussi bien faite soit-elle, mais par des méta-analyses des publications qui respectent les critères méthodologiques standards permettant de minimiser les biais de confirmation, d’intérêts, et les escroqueries pures et simples.

En conclusion, dans cette période où la vérité scientifique est en cours d’élaboration, tout individu raisonnable et rationnel devrait suspendre son jugement, s’en remettre à l’avis provisoire de la majorité des experts, et accepter des mesures raisonnables de précaution pour soi, mais surtout pour les autres.

 


mardi 2 juin 2020

Sommes-nous entrés dans l'ère de l'expertocratie ?


          
            La technocratie est un abandon du pouvoir politique à des experts, fondé sur le principe d’une incompétence du corps politique - les citoyens en général, leurs représentants en particulier. Elle est une pathologie politique car un principe essentiel en démocratie est que la décision politique ne relève pas d’une compétence mais d’une délibération ouverte à une pluralité de points de vue. La pandémie a aggravé le mal : le technocrate n’était qu’ingénieur ou haut fonctionnaire, l’expert est dorénavant un scientifique. Or la force de véridiction caractéristique de la science permet de glisser subrepticement de la technocratie à l’expertocratie.
            Premier temps de l’expertocratie en France : une commission scientifique est nommée pour faire des choix qui relèvent du politique et uniquement du politique. En démocratie ces choix auraient impliqué une délibération ouverte sur toutes les dimensions de la situation : sanitaire bien sûr mais aussi politique, économique, sociale et humaine. Le monarque républicain a suspendu la démocratie au moment précis où l’on avait le plus besoin d’une intelligence collective visant la synthèse du plus grand nombre possible de points de vue.
            Deuxième temps de l’expertocratie : Climat, inégalité, vieillesse…« Le chef de l’État met en place une commission d’experts internationaux pour préparer les grands défis […] “Le choix a été fait de privilégier une commission homogène en termes de profils et d’expertise, pour avoir les réponses des académiques sur les grands défis”, rassure-t-on à l’Elysée ». (Le Monde, édition du 29 mai 2020). Le terme « homogène » est lourd de sens : parmi les sciences sociales et environnementales, seule l’économie sera représentée, et parmi la diversité de ses courants, seul le plus « académique », celui qui gouverne déjà les instances supranationales, les cabinets ministériels, les grands groupes privés, et la haute fonction publique de l’Etat.
            Pourtant la catastrophe a révélé de façon éclatante cette vérité si évidente qu’on ne la voyait plus : l’économie est soumise à la politique. Il paraissait incontrôlable le rouleau compresseur économique boosté par une avidité infinie, qui broyait les vies humaines et détruisait la nature, or il y avait un bouton Stop. Mais l’économisme dominant ne va pas abdiquer facilement son emprise sur les esprits et les structures de pouvoir. Nous vivions dans une sorte de Truman show aux dimensions planétaires, nous dit l’anthropologue Bruno Latour. Le décor s’est fissuré pendant quelques semaines : cette expérience psychosociale planétaire a mis en évidence qu’il y avait une autre vie derrière le décor en plastoc de la vie économique. Allons-nous céder à l’injonction économiciste de l’expertocratie : le retour à l’anormal ?

dimanche 10 mai 2020

Et après ?



Quels sont les chantiers qui nous attendent pour après ? Je pense qu’il faut que nous soyons le plus nombreux possible à penser le plus possible à l’après, collectivement et individuellement. Je vois pour ma part cinq chantiers : Revitaliser notre démocratie, Démocratiser la science, Valoriser ce qui a de la valeur, Relativiser notre relativisme, Soigner notre viralité.
-       Revitaliser notre démocratie atteinte par une pathologie politique : la dictature virocratique. Le traitement de fond devra faire l’objet d’un grand débat national, mais il faut d’abord exiger que nos dirigeants rendent des comptes sur la façon dont ils ont géré la crise. Dans d’autres démocraties, on trouve normal et salutaire que l’exécutif vienne rendre des comptes devant le parlement, et soit soumis à son jugement, pas chez nous. Dans notre monarchie républicaine, le président-roi ne rend jamais de compte, tout au plus lors de la prochaine échéance électorale, mais les projets pour le nouveau quinquennat occupent bien plus les esprits que les comptes à rendre sur le précédent. Le parlement n’est qu’une chambre d’enregistrement de décisions déjà prises, et l’opposition ne joue qu’un rôle mineur de figuration. Il faudra un procès pour que le compte soit fait des erreurs, mensonges, dissimulations, qui ont servi de justification à la dictature sanitaire. Premier chantier : régénérer notre démocratie.
-       Valoriser ce qui a de la valeur. Nous avons réalisé collectivement à quel point certains métiers sont essentiels, soit parce qu’ils ont été en première ligne – soignants, aides-soignants, auxiliaires de vie, métiers de l’alimentation et de l’information… – soit parce qu’ils nous ont cruellement manqué – les métiers de la culture, de l’enseignement…. D’autres sont apparus soudain sous un autre jour : neutres ou superflus. Or l’échelle des rémunérations des fonctions est souvent inversement proportionnelle à leur utilité sociale. Deuxième chantier : remettre à plat les échelles de rémunération, métier par métier.
-       Démocratiser la science. Profitant de la faiblesse de la culture scientifique, la dictature virocratique a instrumentalisé la science à travers un « Conseil scientifique », voix officielle univoque qui a justifié le principe calamiteux du TINA – There Is No Alternative. Or il y a toujours eu différentes options pour faire face à l’épidémie. La science n’est pas le lieu des certitudes inébranlables, mais celui du doute systématique, de la critique par les pairs. Une « étude » - mot fétiche des médias - ne dit jamais la Vérité, elle ne fait qu’apporter une pierre à un édifice en cours de construction, et la qualité de ses résultats doit toujours être située sur une échelle de valeur qui va de « très faible » à « très fort ». Tout citoyen doit apprendre à estimer cette valeur, son indice de confiance. Troisième chantier : extraire la science des cercles d’initiés pour la placer au centre de l’espace public, au cœur de notre culture commune.
-       Relativiser notre relativisme. En démocratie, l’information est une denrée essentielle. Or nous réalisons mieux en ces temps troublés qu’elle est aussi un marché soumis aux lois de la communication, de la notoriété, du spectacle, de la rentabilité. Face aux semeurs de doute professionnels qui ont un intérêt à décrédibiliser toute autre pensée que la leur, qui sont passés maîtres dans l’art de mélanger le vrai et le faux, il nous faut apprendre à passer l’information au filtre de la raison, à définir ce qu’est une source fiable, à distinguer un fait établi - comment et par qui ? – et l’interprétation du même fait – comment et par qui ?. Cette période d’inflation informationnelle doit aussi servir à prendre conscience de notre tendance spontanée à sélectionner les informations qui disent ce que nous « savons » déjà, qui confirment nos préjugés. Quatrième chantier : apprendre à filtrer l’information et à opérer l’esprit critique d’abord contre nous-mêmes.
-       Prendre conscience de la nature virale de l’être humain. Un virus est un agent infectieux qui a besoin d’un hôte vivant pour se reproduire. L’analogie est saisissante : l’homme est un virus qui ne peut prospérer qu’en parasitant la biosphère, qui à son tour se défend de façon vaccinale en nous injectant des Contre-virus – des Co-Vi. Le paradoxe du virus pathogène c’est qu’il tue l’hôte nécessaire à sa survie. Ce paradoxe se dissout si on réalise que le virus n’est rien en tant qu’individu, sa seule fonction est de coloniser de nouveaux hôtes pour que son espèce se perpétue. Nous n’avons pas d’autre biosphère à coloniser, alors sa fin sera aussi la nôtre. Dernier chantier : soigner notre propre nature virale.


vendredi 1 mai 2020

Comment guérir d'une virocratie ?


La dictature est une pathologie du corps politique. « Pathologie » au sens que lui donne Canguilhem : une expérience propre au vivant de diminution de sa capacité normative, sa capacité à instituer ses propres normes. En l’occurrence le corps politique - la communauté des citoyens, ses « corps intermédiaires », ses institutions représentatives - est privé de sa capacité normative par l’état d’urgence sanitaire. Celui-ci a légitimé l’instauration d’une dictature au sens propre : une concentration des pouvoirs entre les mains d’un homme – le président Macron - et d’un groupe restreint - le gouvernement, le Conseil scientifique. Les états d’urgence ne manquent pas dans l’histoire de notre démocratie, mais, hors temps de guerre, aucun état d’urgence passé n’est allé aussi loin dans la normalisation disciplinaire des comportements individuels. Cette dictature sanitaire –  la « virocratie » - est a priori transitoire, mais cette expérience est un cataclysme politique grave dont nous mesurons mal aujourd’hui les séquelles prévisibles. J’en vois trois : La défiance, l’infantilisation et la faiblesse de volonté.
-       La défiance : Stratégie classique dans l’histoire des dérives dictatoriales. la virocratie s’est installée brusquement grâce à une succession d’erreurs et de mensonges - aujourd’hui révélés par quelques médias qui jouent encore leur rôle de contre-pouvoir. Ce véritable coup d’Etat profite aux théories du grand complot mondial, orchestré par des puissances occultes (production du virus en laboratoire, dissémination organisée ou du moins facilitée, politiques brutales qui n’ont qu’un seul but : asservissement des populations, mise en en place généralisée d’outils de contrôle, privatisation massive des biens publics au profit des groupes privés internationaux, vaccination massive et obligatoire au profit des grands lobbies pharmaceutiques). Séquelle à craindre : cette défiance anti-institutionnelle est historiquement l’un des précurseurs principaux de l’instauration d’un régime autoritaire assumant explicitement le rejet des « élites corrompues » et d’une démocratie délabrée.
-       L’infantilisation : En France le niveau d’instruction est suffisant pour que chacun comprenne de quoi il retourne et sache prendre les précautions nécessaires contre le Covid-19. Mais la virocratie traite les citoyens comme des sujets immatures incapables d’assumer sans menace de coercition les mesures de précautions compréhensibles pour un enfant de 5 ans. Séquelle symétrique de la précédente : la disposition à tout attendre d’un Etat sanitaire tutélaire chargé de veiller sur notre santé « quel qu’en soit le prix ». Là aussi, un régime autoritaire est bien plus adapté pour cette fonction qu’une démocratie.
-       La faiblesse de volonté. La virocratie se conjugue étrangement à une faiblesse de volonté : nous acceptons de modifier brutalement notre façon de vivre, sur l’autel de l’engorgement des hôpitaux et d’une mortalité accrue - essentiellement des plus de 75 ans – informés, et même gavés, d’informations scientifiques, alors que nous n’acceptons toujours pas la sortie du consumérisme productiviste, au nom des millions de morts et de réfugiés que provoquera le dérèglement climatique, alors même que nous sommes gavés d’informations scientifiques qui le prédisent. On appelle cette forme de faiblesse de volonté l’escompte hyperbolique du futur : la négligence d’un gain important ou d’un tort considérable dans le futur, pour un gain ou un tort moindre tout de suite. La virocratie est le signe avant coureur de la dictature écologique qui vient.
Défiance, infantilisation, faiblesse de volonté, toutes ces séquelles prévisibles de la virocratie, convergent donc selon moi vers l’instauration un régime autoritaire autrement plus virulent que sa bande annonce actuelle. Instauration résistible !