La
technocratie est un abandon du pouvoir politique à des experts, fondé sur le
principe d’une incompétence du corps politique - les citoyens en général, leurs
représentants en particulier. Elle est une pathologie politique car un principe
essentiel en démocratie est que la décision politique ne relève pas d’une
compétence mais d’une délibération ouverte à une pluralité de points de vue. La
pandémie a aggravé le mal : le technocrate n’était qu’ingénieur ou haut
fonctionnaire, l’expert est dorénavant un scientifique. Or la force de véridiction
caractéristique de la science permet de glisser subrepticement de la
technocratie à l’expertocratie.
Premier
temps de l’expertocratie en France : une commission scientifique est
nommée pour faire des choix qui relèvent du politique et uniquement du
politique. En démocratie ces choix auraient impliqué une délibération ouverte
sur toutes les dimensions de la situation : sanitaire bien sûr mais aussi
politique, économique, sociale et humaine. Le monarque républicain a suspendu
la démocratie au moment précis où l’on avait le plus besoin d’une intelligence
collective visant la synthèse du plus grand nombre possible de points de vue.
Deuxième
temps de l’expertocratie : Climat, inégalité, vieillesse…« Le chef
de l’État met en place une commission d’experts internationaux pour préparer
les grands défis […] “Le choix a été fait de privilégier une commission
homogène en termes de profils et d’expertise, pour avoir les réponses des
académiques sur les grands défis”, rassure-t-on à l’Elysée ». (Le Monde,
édition du 29 mai 2020). Le terme « homogène » est lourd de
sens : parmi les sciences sociales et environnementales, seule l’économie
sera représentée, et parmi la diversité de ses courants, seul le plus « académique »,
celui qui gouverne déjà les instances supranationales, les cabinets
ministériels, les grands groupes privés, et la haute fonction publique de
l’Etat.
Pourtant
la catastrophe a révélé de façon éclatante cette vérité si évidente qu’on ne la
voyait plus : l’économie est soumise à la politique. Il paraissait
incontrôlable le rouleau compresseur économique boosté par une avidité infinie,
qui broyait les vies humaines et détruisait la nature, or il y avait un bouton
Stop. Mais l’économisme dominant ne va pas abdiquer facilement son emprise sur
les esprits et les structures de pouvoir. Nous vivions dans une sorte de Truman
show aux dimensions planétaires, nous dit l’anthropologue Bruno Latour. Le
décor s’est fissuré pendant quelques semaines : cette expérience
psychosociale planétaire a mis en évidence qu’il y avait une autre vie derrière
le décor en plastoc de la vie économique. Allons-nous céder à l’injonction économiciste
de l’expertocratie : le retour à l’anormal ?