mardi 2 juin 2020

Sommes-nous entrés dans l'ère de l'expertocratie ?


          
            La technocratie est un abandon du pouvoir politique à des experts, fondé sur le principe d’une incompétence du corps politique - les citoyens en général, leurs représentants en particulier. Elle est une pathologie politique car un principe essentiel en démocratie est que la décision politique ne relève pas d’une compétence mais d’une délibération ouverte à une pluralité de points de vue. La pandémie a aggravé le mal : le technocrate n’était qu’ingénieur ou haut fonctionnaire, l’expert est dorénavant un scientifique. Or la force de véridiction caractéristique de la science permet de glisser subrepticement de la technocratie à l’expertocratie.
            Premier temps de l’expertocratie en France : une commission scientifique est nommée pour faire des choix qui relèvent du politique et uniquement du politique. En démocratie ces choix auraient impliqué une délibération ouverte sur toutes les dimensions de la situation : sanitaire bien sûr mais aussi politique, économique, sociale et humaine. Le monarque républicain a suspendu la démocratie au moment précis où l’on avait le plus besoin d’une intelligence collective visant la synthèse du plus grand nombre possible de points de vue.
            Deuxième temps de l’expertocratie : Climat, inégalité, vieillesse…« Le chef de l’État met en place une commission d’experts internationaux pour préparer les grands défis […] “Le choix a été fait de privilégier une commission homogène en termes de profils et d’expertise, pour avoir les réponses des académiques sur les grands défis”, rassure-t-on à l’Elysée ». (Le Monde, édition du 29 mai 2020). Le terme « homogène » est lourd de sens : parmi les sciences sociales et environnementales, seule l’économie sera représentée, et parmi la diversité de ses courants, seul le plus « académique », celui qui gouverne déjà les instances supranationales, les cabinets ministériels, les grands groupes privés, et la haute fonction publique de l’Etat.
            Pourtant la catastrophe a révélé de façon éclatante cette vérité si évidente qu’on ne la voyait plus : l’économie est soumise à la politique. Il paraissait incontrôlable le rouleau compresseur économique boosté par une avidité infinie, qui broyait les vies humaines et détruisait la nature, or il y avait un bouton Stop. Mais l’économisme dominant ne va pas abdiquer facilement son emprise sur les esprits et les structures de pouvoir. Nous vivions dans une sorte de Truman show aux dimensions planétaires, nous dit l’anthropologue Bruno Latour. Le décor s’est fissuré pendant quelques semaines : cette expérience psychosociale planétaire a mis en évidence qu’il y avait une autre vie derrière le décor en plastoc de la vie économique. Allons-nous céder à l’injonction économiciste de l’expertocratie : le retour à l’anormal ?