Un changement de société se joue au-delà du conflit
sur l’âge de départ en retraite et sur le montant des pensions. Passer de 42
régimes particuliers de retraite à l’universalisme individuel, passer des
meilleures années d'une carrière professionnelle à l’accumulation de points
tout au long de la vie active, ces mutations sont une nouvelle forme de la
disparition programmée des anciennes modalités de socialisation par le travail,
les statuts, les corps de métiers, cet effritement qui s’opère à bas bruit depuis
les années 80, vise l’avènement d’un monde d’individus déliés, désaffiliés, hors
sol, aux trajectoires radicalement singulières. La nouvelle société aura la
forme d’un espace euclidien, constitué de points, les individus atomes sociaux,
vecteurs de différents capitaux qu'il leur incombera de faire fructifier :
capital santé, capital mobilier et immobilier, capital retraite, capital
formation,… Le refus de la retraite par points est peut-être aussi plus
profondément celui de la société par points.
Dans ce système par points en voie de généralisation,
chacun sera noté dans tous les aspects de sa vie, et chacun sera invité à noter
les autres. On nous vend cette course aux points sur le modèle de la justice
sportive : l’égalité des coureurs sur la ligne de départ. Peu importe que
certains partent avec des avantages, ce qui comptera in fine sera la somme des
capitaux acquis et bien gérés. Ainsi l'auto-entreprise de soi-même est le
modèle en voie de généralisation de ce monde idéal où chacun(e) sera pleinement
responsable de son sort, où les solidarités se réduiront à la gestion de l’extrême
pauvreté.
L’homme par points est l’homme calculable,
interchangeable, achetable, vendable, la société par points est celle où toutes
les valeurs sont enfin réduites à une seule : le prix. Dans cette société
par points, les anciennes solidarités, les régimes spéciaux, les corps de
métiers, les services publics,… sont des archaïsmes dont il faut se débarrasser
au nom de l’adaptation au monde qui change.
« Les qualités individuelles qui
ne sont pas quantifiables sont un obstacle si l’on veut organiser les hommes et
les choses en fonction de l’énergie quantitative que l’on doit extraire d’eux. »
prédisait déjà Herbert Marcuse en 1964 dans l’Homme unidimensionnel.