mercredi 22 mars 2023

La politique a-t-elle encore un sens ?

 Hannah Arendt posait cette question en 1959. Elle dira plus tard : « Que l’on accorde seulement à dix d’entre nous la possibilité de s’asseoir autour d’une table, chacun exprimant son opinion et chacun écoutant celle des autres, alors, de cet échange d’opinions, une opinion forgée rationnellement pourra se dégager ». Autrement dit, c’est par la discussion entre égaux que la politique trouve son sens profond, et la démocratie son fondement.

La question d’Hannah Arendt se pose dramatiquement aujourd’hui. En effet, le recours à l’article 49.3 fait suite au blocage du dialogue social et à l’impossibilité de la délibération parlementaire, parties visibles d’un phénomène à mon avis beaucoup plus profond. Les dernières crises politiques - le covid-19, la nécessité des masques, l’obligation vaccinale, et aujourd’hui la réforme de la retraite -, ont été autant d’occasions de vérifier autour de nous l’effritement de la culture de la discussion, c’est-à-dire la tolérance au désaccord et le respect de la diversité des opinions.

Être le plus nombreux possible à penser le plus possible, tel était le but de notre Conversation, un espace de discussion entre « amis », évitant les écueils de la discussion à bâtons rompus. L’idée était que 1) l’amitié implique une curiosité bienveillante pour la pensée de l’autre, au risque du désaccord ; 2) l’intelligence se nourrit de la diversité des points de vue, et s’étiole par la fréquentation exclusive de ceux qui pensent pareil ; 3) dans la discussion orale, la parole spontanée échappe en grande partie aux locuteurs, et l’émotion y trouble souvent la raison ; 4) l’écrit a l’immense avantage sur l’oral, qu’on peut prendre le temps de lire, relire, essayer de comprendre, faire l’effort de formuler une pensée cohérente, relue avant d’être partagée.

Cependant j’ai constaté depuis le début que peu osent se risquer à écrire leur pensée, je constate aujourd’hui quelque chose d’autre, plus inquiétant : la répugnance de plus en plus répandue à être confronté à une pensée différente de la sienne. Ainsi un proche me dit : « Je ne te réponds pas parce que je ne suis pas d’accord avec toi. » ; une autre, aussi proche, préfère se retirer de la liste, non par désintérêt de la discussion politique, mais parce qu’elle ne supporte plus de lire des propos avec lesquels elle se sent en désaccord.

Quel sens peut avoir la politique lorsque la discussion apaisée entre amis n’est plus possible, lorsqu’on ne supporte d’échanger qu’avec ceux qui pensent comme nous ? Cette perte de la culture de la discussion, signe l’affaiblissement de notre capacité d’autonomie collective, et donc celui de la démocratie... au moment où une énorme « réserve de rage » vient d’être libérée dans le champ politique.

lundi 6 mars 2023

Quelle forêt cache l'arbre de la retraire à 64 ans ?

Comment les terriens du futur jugeront-ils l’énergie phénoménale que nous dépensons collectivement pour deux années supplémentaires de « vie active », au moment où la co-habitabilité de la planète – formule d’Yves Citton - est gravement menacée ? C’est un peu comme si on discutait du confort des sièges dans une voiture fonçant vers un mur. Quel paradoxe : on nous somme de travailler deux ans de plus et nous investir ainsi davantage dans l’entreprise productiviste écocidaire, au moment où il faudrait absolument ralentir et bifurquer ! Or voici le comble de ce paradoxe, l’arbre des 64 ans masque une forêt : la richesse sémantique de l’idée-même de retraite qui fournit des outils précieux pour penser la bifurcation :

-       Faire retraite, c’est se retirer de l’agitation du monde pour se recueillir. En l’occurrence, il s’agirait de refuser de participer davantage à l’ubris consumériste extractiviste en désertant les jobs toxiques - bullshit jobs et jobs destructeurs - comme nous y invitent les diplômés de l’Agro-Paris-Tech.

-       Battre en retraite, c’est abandonner une position forte, privilégiée, pour sauver l’essentiel : donner un sens humanisant à son travail, au prix d’une moindre rémunération.

-       Retraiter, c’est réorienter l’intelligence et la créativité humaine vers d’autres modèles de la vie bonne que celui de la folie compétitive exacerbée par la propagande publicitaire.

Le paradoxe se double d’un point aveugle : la réforme présentée comme nécessaire suppose implicitement une croissance économique continue. En effet, les retraites à venir s’entendent « toutes choses égales par ailleurs », alors-même que la catastrophe écologique impactera gravement la sphère économique. Ainsi le réalisme comptable s’opère au prix d’un aveuglement totalement irrationnel.

Idée : travailler deux ans de plus collectivement, non pour financer les retraites, mais pour amortir la bifurcation : financer l’isolation de toutes les passoires thermiques, aider les pays du sud à éviter l’aberration écocidaire du modèle occidental. « Soyons réalistes, demandons l’impossible ! »