Hannah Arendt posait cette question en 1959. Elle dira plus tard : « Que l’on accorde seulement à dix d’entre nous la possibilité de s’asseoir autour d’une table, chacun exprimant son opinion et chacun écoutant celle des autres, alors, de cet échange d’opinions, une opinion forgée rationnellement pourra se dégager ». Autrement dit, c’est par la discussion entre égaux que la politique trouve son sens profond, et la démocratie son fondement.
La question d’Hannah Arendt se pose
dramatiquement aujourd’hui. En effet, le recours à l’article 49.3 fait suite au
blocage du dialogue social et à l’impossibilité de la délibération
parlementaire, parties visibles d’un phénomène à mon avis beaucoup plus profond.
Les dernières crises politiques - le covid-19, la nécessité des masques, l’obligation
vaccinale, et aujourd’hui la réforme de la retraite -, ont été autant
d’occasions de vérifier autour de nous l’effritement de la culture de la
discussion, c’est-à-dire la tolérance au désaccord et le respect de la
diversité des opinions.
Être le plus nombreux
possible à penser le plus possible, tel était le but de notre Conversation, un espace de discussion entre
« amis », évitant les écueils de la discussion à bâtons rompus. L’idée
était que 1) l’amitié implique une curiosité bienveillante pour la pensée de
l’autre, au risque du désaccord ; 2) l’intelligence se nourrit de la diversité
des points de vue, et s’étiole par la fréquentation exclusive de ceux qui
pensent pareil ; 3) dans la discussion orale, la parole spontanée échappe
en grande partie aux locuteurs, et l’émotion y trouble souvent la raison ;
4) l’écrit a l’immense avantage sur l’oral, qu’on peut prendre le temps de
lire, relire, essayer de comprendre, faire l’effort de formuler une pensée
cohérente, relue avant d’être partagée.
Cependant j’ai constaté depuis
le début que peu osent se risquer à écrire leur pensée, je constate aujourd’hui
quelque chose d’autre, plus inquiétant : la répugnance de plus en plus
répandue à être confronté à une pensée différente de la sienne. Ainsi un proche
me dit : « Je ne te réponds pas
parce que je ne suis pas d’accord avec toi. » ; une autre, aussi
proche, préfère se retirer de la liste, non par désintérêt de la discussion
politique, mais parce qu’elle ne supporte plus de lire des propos avec lesquels
elle se sent en désaccord.
Quel sens peut avoir la
politique lorsque la discussion apaisée entre amis n’est plus possible, lorsqu’on
ne supporte d’échanger qu’avec ceux qui pensent comme nous ? Cette perte
de la culture de la discussion, signe l’affaiblissement de notre capacité d’autonomie
collective, et donc celui de la démocratie... au moment où une énorme « réserve de rage » vient d’être
libérée dans le champ politique.