L’anticomplotisme prétend décrypter l’égarement
complotiste, mais il relève lui aussi d’un examen critique. Que voile l’anticomplotisme ?
En se
focalisant sur quelques sites, quelques vidéos et quelques personnages disruptifs,
en réduisant le phénomène qu’il prétend dénoncer à une défaillance
psychologique, une « déchéance de rationalité » (Gérald
Brunner), l’anticomplotisme des experts permet d’occulter une question fondamentale
autrement plus dérangeante : Qu’est-ce qui rend possible le complotisme ?
Pourquoi l’autorité des paroles institutionnelles s’est-elle effondrée ?
La
démocratie est indissociable de deux institutions : les grands médias d’information
et le discours scientifique. En effet la délibération démocratique exige une
base, accessible à tous, de faits établis, à partir desquels des
interprétations divergentes, portées par des valeurs différentes, pourront s’affronter,
se comprendre, trouver des compromis. Or nous avons assisté depuis quelques
décennies à la vassalisation de ces biens communs par les puissances d’argent. A
quoi sert ce rapt ? Pour diffuser la bonne parole de la modernisation, de
l’adaptation, de la compétitivité, du poids insupportable des impôts et des
charges sociales, il faut contrôler les grands médias généralistes. Il faut également
instrumentaliser la science au profit de la recherche économiquement rentable à
court terme. De la même façon, les institutions de soins, d’éducation et d’étude
doivent se mouler dans l’ouverture aux techniques managériales et aux nouvelles
technologies. A qui profite ce rapt ? Objectivement, à la classe des
gagnants de la mondialisation, dont les enfants sont ultra majoritaires dans
les grandes écoles, et qui sont surreprésentés dans les institutions de
pouvoir. Pas de complot, uniquement un effet de l’éternelle lutte des classes
que l’on croyait passée et dépassée.
Cette mise
sous tutelle des institutions d’établissement de faits - les grands médias
généralistes et le discours scientifique – par les puissances d’argent est
devenu tellement évidente qu’elle a sapé la confiance qui fondait son autorité.
Sur ce champ de ruines, chacun en est réduit à chercher, dans un marché de l’information
dérégulé, les « faits » qui confortent ses préjugés. Ainsi le
discours complotiste se développe dans des bulles de croyances boostées par les
réseaux sociaux, immunisées contre le doute et la contradiction. Mais, loin d’être
la cause de l’effondrement des institutions d’établissement des faits, il n’en est
qu’un effet accélérateur. Quant au discours anti-conspirationniste, savant,
expert, érigeant en cause principale de la défiance généralisée le complotisme
vulgaire, crédule, populaire, il joue au fond le même rôle d’occultation de la
question politique centrale : l’emprise des structures de pouvoir sur nos
institutions, au service de la classe des gagnants de la mondialisation, la
classe favorisée qui s’enrichit toujours plus, écrit et parle dans les médias,
fait l’opinion, et fait sécession en se sentant de moins en moins liée par un
destin commun au reste de la collectivité. C’est cette question qui devrait
être au centre de la prochaine campagne électorale.
Une
aubaine pour ceux qui ne veulent surtout pas d’un retour de la question des
classes dans le débat politique, serait la constitution d’un pôle politique transclasse,
antivax, antimasque, opposé à la fonction sanitaire de l’Etat social, pour une liberté
individuelle affranchie des contraintes de la solidarité. L’anticonspirationnisme
serait-il paradoxalement un des rouages de la mécanique qui y mènerait ?