lundi 26 décembre 2022

L'esprit critique menace-t-il l'esprit des Lumières ?

 

L’esprit critique, résumé par la formule de Kant « Ose penser par toi-même. », est au fondement de ce qu’on appelle « esprit des Lumières ». Celui-ci encourage tout être humain à sortir d’un état de minorité, autrement dit s’émanciper des tutelles intellectuelles et morales qui prétendent lui dicter sa conduite et déterminer a priori ce qu’il doit croire ou ne pas croire. Cette clarté est trompeuse car elle contient un paradoxe. En effet l’encouragement à « penser par soi-même » se double d’une injonction : quant aux faits et aux connaissances, il faut s’en remettre à l’autorité des savants. Ainsi l’esprit des Lumières signifie qu’il faut à la fois refuser les arguments d’autorité dans le domaine moral et politique, mais en accepter la nécessité dans le domaine de la connaissance. Cette double injonction est paradoxale, mais pas contradictoire tant que l’on reconnait la légitimité du privilège de la science pour atteindre la vérité, et que l’on en reconnaît les vertus cardinales : elle est un facteur de progrès, et elle est exempte des travers de la nature humaine par son désintéressement, son honnêteté, son indépendance. Or d’une part la science n’est plus unanimement considérée comme un facteur de progrès, d’autre part les scientifiques apparaissent de plus en plus inféodés aux pouvoirs de l’argent, de la politique ou de leur propre image médiatique. Par ailleurs, la parole scientifique n’échappe pas à la vague de défiance qui touche aujourd’hui toutes les institutions.

Ainsi l’esprit des Lumières semble aujourd’hui menacé par l’inflation démesurée d’un esprit critique, devenu souverain par l’effet des réseaux sociaux, qui refuse d’accorder une valeur supérieure à la science, devenue une croyance parmi d’autres, sans aucune légitimité à revendiquer une quelconque prééminence. Or l’autorité de la parole scientifique dans le champ de la vérité fondait la possibilité d’un Monde commun, au-delà des différents systèmes de valeurs morales. Les individus connectés veulent désormais s’émanciper de l’idéal d’une vérité universelle, donc transcendante, celle que leur donnait la science. Ils s’écartent du Monde partagé pour partager des mondes à l’écart.