vendredi 26 février 2021

Comment s'orienter dans le brouillard en marchant à reculons ?

 

Face à une situation historique inédite, nous sommes comme des marcheurs égarés dans un épais brouillard, à la croisée des chemins, sans boussole ni GPS. Mais l’image du marcheur est trompeuse, en fait nous avançons vers le futur à reculons, les yeux fixés sur le présent et le passé, tétanisés par le champ de ruines qui apparaît au fur à mesure de notre progression. Une formule poétique et un vieux concept peuvent peut-être nous aider à nous orienter.

         “Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve”, cette formule du poète Hölderlin signifie que tout danger provoque une réaction protectrice, tout système de pouvoir contient des contradictions qui sont les germes de son dépassement. Ainsi la crise du Covid est une occasion d’ouvrir notre conscience : la destruction et l’exploitation massive de la nature ont largement contribué à l’apparition du virus ; la mondialisation marchande et la banalisation des voyages longue distance ont permis sa diffusion planétaire ; la soumission de la santé aux critères de rentabilité a amplifié la crise ; l’abandon des médias « main stream » aux structures de pouvoir a accéléré une dérégulation du marché de l’information, et une défiance généralisée envers les institutions d’établissement des faits permettant l’exercice de la démocratie : le journalisme et l’expertise scientifique. Nous savions mais nous n’y croyions pas, l’évidence nous aveuglait, nous y consentions par notre passivité. Notre conscience s’ouvre.

        Le kairos, concept développé par Aristote, est le moment propice, l’occasion à saisir, l’instant crucial qui ne reviendra pas. Nous y voilà ! La croisée des chemins, un nœud historique : la sortie de crise. Soit nous reprenons la pente « normale » qui nous a menés au désastre, soit nous avons la sagesse individuelle et collective de bifurquer. Individuellement nous pouvons quitter les réseaux sociaux, opérateurs et moteurs de recherche mercantiles qui exploitent nos données pour mieux nous fourguer leurs camelotes. Nous pouvons aussi quitter les banques qui continuent contre vent et marée à investir dans les énergies fossiles. Collectivement, nous pouvons agir pour faire de l’information indépendante un bien public, pour régénérer notre démocratie, nous engager aujourd’hui pour éviter en 2022 la répétition du scénario de 2017, le choix pipé entre le néolibéralisme et le nationalisme pour le sacre d’un nouveau monarque républicain.

          Mais là où croît ce qui sauve, croît aussi un nouveau danger, et le kairos est un court laps de temps où tout peut basculer du mauvais côté. Rien n’est écrit, tout est possible, le pire comme le meilleur !

samedi 6 février 2021

Les sacrifices sont-ils une protection ou une menace ?


            En temps de guerre, on nous somme de consentir des sacrifices pour faire front collectivement, les jeunes au front paient le plus lourd tribut en vies perdues, les vieux souffrent à l’arrière de pénuries et de restrictions. Or en Pandémie ce schéma s’inverse. Cela n’est pas sans conséquences.

        Le premier sacrifice est celui de la liberté au nom de la santé. La protection du groupe des « personnes à risques » rend totalement légitime des mesures liberticides pour tous, y compris pour ceux qui a priori ne risquent rien, ou très peu. Ce principe de solidarité, essentiel pour maintenir le lien social, tient encore même s’il est menacé par la dérive hyper individualiste de l’ordre néolibéral.

        Un autre sacrifice est corrélatif au premier : celui de la jeunesse pour sauver le 3ème et le 4ème âge, les « vieux ». Or ce sacrifice prolonge et aggrave les inégalités de statuts, de revenus et de patrimoines entre les jeunes et les vieux, inégalités qui se sont énormément aggravées depuis quelques décennies, et qui sont totalement paradoxales du point de vue anthropologique : les jeunes représentaient depuis toujours les forces actives à qui il incombait de soutenir et protéger les anciens, en finançant leurs retraites par exemple. Mais la précarisation galopante de la jeunesse a inversé les rôles, les jeunes perdent alors sur tous les tableaux, ils sont les plus précaires et c’est d’eux qu’on exige le sacrifice le plus rude.

         Cette injonction sacrificielle déséquilibrée est lourde de menaces : les sacrifiés d’aujourd’hui alimenteront demain le fond abyssal de rancœur et de ressentiment contre l’Etat, contre un ordre social inique, et certainement un nouveau cycle de violence dont l’épisode « gilets jaunes » n’aurait alors été qu’une version apéritive.

         Une seule issue positive est envisageable pour les sacrifiés d’aujourd’hui, un « New deal », à l’image de ceux engagés après les dernières guerres : des politiques sociales ambitieuses qui ont généreusement compensé les sacrifices consentis. Ainsi on pourrait supprimer pendant 10 ans les cotisations sociales des restaurants, cafés et des secteurs les plus touchés, en augmentant celles des secteurs qui ont profité de la Pandémie, améliorer significativement et durablement le statut des intermittents, garantir un revenu universel pour les jeunes qui arriveront dans la vie active, aider significativement les entreprises qui les embauchent, tout en augmentant la contribution des groupes « favorisés » en terme d’emplois, de revenus, de patrimoines, de retraites conséquentes, de revenus financiers. Notre prospérité est directement le fruit de politiques sociales énergiques et ambitieuses engagées après les dernières guerres. Ne sommes-nous pas en guerre ?