On peut vivre l’amitié simplement, comme un sentiment
réciproque. Mais qui n’a pas un jour ressenti le malaise d’une attente
excessive, d’une déception ou d’une frustration ? Qui n’a pas un jour senti
la zone grise entre le simple copinage et l’amitié ? C’est alors qu’il
faut prendre le temps de passer l’amitié au crible de la pensée. Des bibliothèques
entières sont remplies de livres sur ce thème, mais ceux-ci
ne nous dispensent pas d’essayer de penser par nous-mêmes une des activités qui
font que la vie vaut d’être vécue.
En y regardant de plus près je distingue trois formes
d’amitié, dont les frontières peuvent être floues et poreuses : l’Ami, l’allié,
le copain. Ces trois sphères d’amitié comportent selon moi des points communs,
des repères essentiels : le contrat hédonique - le plaisir partagé d’être
ensemble -, et la conversation – le plaisir de discuter ensemble, au risque
d’un désaccord que chacun s’efforce de ne pas transformer en querelle. Sans le
contrat hédonique et la conversation, le lien d’amitié se dissout
inexorablement. Cela étant posé, voici pour moi les trois sphères concentriques
de l’amitié :
- L’Amitié-passion, c’est l’Amitié majuscule, une relation absolument
singulière entre deux individus. C’est une « passion » au sens ou
l’Ami occupe nos pensées comme nous occupons les siennes. En ce sens, cette
Amitié se distingue peu de l’amour, si ce n’est par la question du désir. Une
telle intimité implique une rareté : certainement moins de cinq personnes,
parfois une seule – le « meilleur ami » -, mais souvent aucune.
- L’amitié-alliance, c’est la famille élargie, unie non par un lien de
sang, mais par le besoin anthropologique de constituer un réseau d’alliances
soudé par des valeurs morales : la bienveillance, l’empathie, la
sincérité, la solidarité, la loyauté. Nous avons beaucoup plus d’amis-alliés
que d’Amis, mais il me semble qu’au-delà d’une dizaine, le lien s’affaiblit, on
traverse alors la frontière subtile entre l'allié et le bon copain. Comme avec
un cousin, les contacts avec l’ami-allié peuvent être rares, alors que
l’absence de l’Ami nous affecte, nous attriste, à l’instar d’une relation amoureuse.
Les chagrins d'Amitié ne sont pas moins forts que les chagrins d'amour.
- Le copinage c’est le groupe indéfiniment extensible de ceux et celles
avec qui nous passons de bons moments. Ce groupe se distingue du précédent par
la faiblesse voire l’absence d’une dimension morale. Le contrat hédonique y est
primordial, la conversation essentiellement réduite au small talk.
L’’amitié, est par essence
élective, « Parce que c’était lui,
parce que c’était moi » comme Montaigne et La Boétie. Elle implique la
possibilité de son contraire : l’éviction. Ainsi nos amis peuvent au fil
du temps passer d’une sphère à une autre. Enfin contrairement aux membres de
notre famille, nous choisissons nos amis, ou nous les perdons… au prix d’une
souffrance… Mais que vaudrait une vie sans amitié ?