samedi 1 juin 2019

Le monstre est-il inhumain ou trop humain ?


Toujours liés à une époque, une culture, les monstres font aujourd’hui partie de notre paysage mental sous diverses formes : extraterrestres très gentils ou très méchants, mutants bizarres, super-héros aux superpouvoirs ou terroristes fous pour qui la vie humaine est valeur négligeable. Une petite étude généalogique du monstre pourrait faire apparaître trois temps distincts qui s’articulent, se chevauchent et s’entrecroisent, du monstre inhumain d’hier au monstre trop humain d’aujourd’hui. Ces trois temps révèlent une intégration progressive du monstre dans la nature humaine.
Premier temps : le monstre mythique apparaît comme un être contre-nature qui possède certes des traits d’humanité, mais qui échappe irrémédiablement à l’humanité par son extériorité radicale. C’est le Cyclope, le Minotaure, le Centaure ou, plus près de nous, le Golem, la créature du Dr Frankenstein. Non-humain plutôt qu’inhumain, il échappe aussi à l’ordre naturel des espèces animales par sa singularité et sa nature hybride qui s’oppose à la pureté supposée d’une nature humaine fixée une fois pour toutes. Il s’y oppose sans pour autant la contrarier du fait de son extériorité radicale. Cette première figure du monstre n’a jamais disparu, elle revient hanter notre imaginaire par exemple sous les traits du Loup-Garou ou de Dracula.
Deuxième temps : le monstre apparaît comme une possibilité de l’humain, une impasse évolutive dans le foisonnement créatif de la vie. Le monstre du premier temps, que l’on montrait du doigt comme un phénomène insensé devient au contraire celui qui montre la norme par sa difformité, son infirmité. Ainsi le monstre intègre l’humanité, mais du côté d’une pathologie qui n’est en fait qu’un écart maximal à la norme vue comme moyenne. Devenu humain, il éveille moins l’effroi qu’une compassion toujours mêlée de répulsion. Quasimodo, Elephant man ou les Freaks, monstres de foire exposés à la curiosité malsaine de ceux qui se sentent grâce à eux rassurés dans leur normalité car, confirmant la règle, ils demeurent des exceptions. Loin de nous inquiéter, cette figure du monstre nous rassure presque.
Troisième temps : le monstre devient pleinement humain, car seul l’humain peut se montrer inhumain, mais aussi parce qu’au XXème siècle la monstruosité morale s’est révélée commune, cachée sous la banalité d’un fonctionnaire hyper zélé pour Hannah Arendt, dans la trajectoire «  Des hommes ordinaires » pour l’historien de la Shoah par balles Christopher Browning, ou une normalité statistique révélée par l’expérience de Milgram. Ainsi la mutation de l’individu ordinaire en un monstre, terroriste kamikaze, bourreau ou tortionnaire, semble simplement dépendre d’une situation propice. Comme l’illustre le mythe platonicien de l’Anneau de Gygès, pour résister à la tentation du mal, il faut une rectitude morale hors du commun comme les Justes ou la minorité d’individus réfractaires à l’expérience de Milgram. En perdant son caractère extra-ordinaire le monstre infra-ordinaire semble n’attendre qu’une situation favorable pour déchirer le voile, faire exploser le masque social de son hôte, révéler l’Alien qui est en nous. Ainsi, l’inquiétante étrangeté ne réside plus dans un autre, radicalement autre, mais dans notre intimité même, l’étranger intime, agent dormant attendant l’occasion de se réveiller. En prendre conscience est peut l’un des moyens de le contenir.