« Elle est à nous la France ! » éructe un type affublé d’un gilet
jaune comme d’un étendard, à un vieux philosophe juif. Il n’est pas seul, l’uniforme
légitime le lynchage verbal. Le sous-texte dit : « Nous » sommes « tout », et toi, tu n’es « rien » ! Mais que somme ce
« Nous » qui se veut « Tout », et s’autorise donc tout ?
« Nous » signe grammaticalement pour une
somme : moi +moi+moi+moi+… Mais cette
simplicité n’est qu’apparente. Du « nous »
concret, « nous ici présents » :
nous = moi +toi+toi+toi… liste
strictement fermée, dérive un « Nous »
abstrait, « Nous les… », les hommes, les femmes, les bretons, les prolétaires, les noirs, … liste ouverte, nous
= moi+ eux + elles, tous-tes les… excluant
ou incluant celui à qui il s’adresse. Ainsi « Nous » devient un opérateur
politique puissant et dangereux, un performatif qui produit ce qu’il énonce :
la totalisation d’une somme hétérogène d’individus en un Tout, un Tout-un, sommant les « pas nous », les empêcheurs de faire
Un, de s’écarter du chemin ou de se plier à la loi du « Tout-un », uni comme un seul derrière
un seul : « Ein Volk, ein
Reich, ein Führer ». Deux formes-types de ce « Nous-Tout-un » :
-
Descartes fondant la modernité par une
formule programmatique : « Nous
rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », dichotomie
catastrophique - mais ô combien efficace – « Nous » vs « la
nature », les humains « comme
Maîtres et possesseurs » des non-humains à leur disposition.
-
- Le « Nous » instituant un peuple se donnant un Etat, une
constitution, une unité : « We
the people » ou « Wir sind
ein volk ».
« Nous » exprime le désir fou de gommer toute pluralité, faire Un,
quitte à écraser en chemin les « pas
comme nous », sommés d’assumer leur position surnuméraire, mais jouant
un rôle crucial dans la consolidation d’un Tout-un
qui se pose en s’opposant à ce qui n’est pas lui. C’est le rôle historique du
juif, superflu mais indispensable.
Ce « Nous » est toujours un double abus
de langage, un « je » qui
dit « nous » pour les
autres, absents ou supposés se reconnaître dans ce « nous », les « malgré
nous », et qui exclut les « pas
nous » tout en les sommant d’assumer leur état surnuméraire par un
contre « Nous » : « Nous les
exclus, les discriminés » – « Nous, les noirs, nous les femmes, nous les homosexuels, nous les
juifs,… » tout aussi abusif que celui à qui il répond en miroir. Ainsi, dans
l’Histoire « Nous » signe l’oscillation
entre émancipation et oppression. Les guerres et les révolutions s’initient
toujours dans l’énonciation d’une dichotomie entre les « Nous » et les « Pas Nous ». L’ère du « Nous » est revenue. Ami-e-s de la
liberté, tremblez !