vendredi 1 mars 2019

Que somme "Nous" ?


« Elle est à nous la France ! » éructe un type affublé d’un gilet jaune comme d’un étendard, à un vieux philosophe juif. Il n’est pas seul, l’uniforme légitime le lynchage verbal. Le sous-texte dit : « Nous » sommes « tout », et toi, tu n’es « rien » ! Mais que somme ce « Nous » qui se veut « Tout », et s’autorise donc tout ?
« Nous » signe grammaticalement pour une somme : moi +moi+moi+moi+… Mais cette simplicité n’est qu’apparente. Du « nous » concret, « nous ici présents » : nous = moi +toi+toi+toi… liste strictement fermée, dérive un « Nous » abstrait, « Nous les… », les hommes, les femmes, les bretons, les prolétaires, les noirs, … liste ouverte, nous = moi+ eux + elles, tous-tes les…  excluant ou incluant celui à qui il s’adresse. Ainsi « Nous » devient un opérateur politique puissant et dangereux, un performatif qui produit ce qu’il énonce : la totalisation d’une somme hétérogène d’individus en un Tout, un Tout-un, sommant les « pas nous », les empêcheurs de faire Un, de s’écarter du chemin ou de se plier à la loi du « Tout-un », uni comme un seul derrière un seul : « Ein Volk, ein Reich, ein Führer ». Deux formes-types de ce « Nous-Tout-un » :
-       Descartes fondant la modernité par une formule programmatique : « Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », dichotomie catastrophique - mais ô combien efficace – « Nous » vs « la nature », les humains « comme Maîtres et possesseurs » des non-humains à leur disposition.
-       - Le « Nous » instituant un peuple se donnant un Etat, une constitution, une unité : « We the people » ou « Wir sind ein volk ».
« Nous » exprime le désir fou de gommer toute pluralité, faire Un, quitte à écraser en chemin les « pas comme nous », sommés d’assumer leur position surnuméraire, mais jouant un rôle crucial dans la consolidation d’un Tout-un qui se pose en s’opposant à ce qui n’est pas lui. C’est le rôle historique du juif, superflu mais indispensable.
Ce « Nous » est toujours un double abus de langage, un « je » qui dit « nous » pour les autres, absents ou supposés se reconnaître dans ce « nous », les « malgré nous », et qui exclut les « pas nous » tout en les sommant d’assumer leur état surnuméraire par un contre « Nous » : « Nous les exclus, les discriminés » – « Nous, les noirs, nous les femmes, nous les homosexuels, nous les juifs,… » tout aussi abusif que celui à qui il répond en miroir. Ainsi, dans l’Histoire « Nous » signe l’oscillation entre émancipation et oppression. Les guerres et les révolutions s’initient toujours dans l’énonciation d’une dichotomie entre les « Nous » et les « Pas Nous ». L’ère du « Nous » est revenue. Ami-e-s de la liberté, tremblez !