Toujours
liés à une époque, une culture, les monstres font aujourd’hui partie de notre
paysage mental sous diverses formes : extraterrestres très gentils ou très
méchants, mutants bizarres, super-héros aux superpouvoirs ou terroristes fous
pour qui la vie humaine est valeur négligeable. Une petite étude généalogique
du monstre pourrait faire apparaître trois temps distincts qui s’articulent, se
chevauchent et s’entrecroisent, du monstre inhumain d’hier au monstre trop
humain d’aujourd’hui. Ces trois temps révèlent une intégration progressive du
monstre dans la nature humaine.
Premier
temps : le monstre mythique apparaît comme un être contre-nature qui
possède certes des traits d’humanité, mais qui échappe irrémédiablement à
l’humanité par son extériorité radicale. C’est le Cyclope, le Minotaure, le
Centaure ou, plus près de nous, le Golem, la créature du Dr Frankenstein.
Non-humain plutôt qu’inhumain, il échappe aussi à l’ordre naturel des espèces
animales par sa singularité et sa nature hybride qui s’oppose à la pureté supposée
d’une nature humaine fixée une fois pour toutes. Il s’y oppose sans pour autant
la contrarier du fait de son extériorité radicale. Cette première figure du
monstre n’a jamais disparu, elle revient hanter notre imaginaire par exemple sous
les traits du Loup-Garou ou de Dracula.
Deuxième
temps : le monstre apparaît comme une possibilité de l’humain, une impasse
évolutive dans le foisonnement créatif de la vie. Le monstre du premier temps,
que l’on montrait du doigt comme un phénomène insensé devient au contraire
celui qui montre la norme par sa difformité, son infirmité. Ainsi le monstre
intègre l’humanité, mais du côté d’une pathologie qui n’est en fait qu’un écart
maximal à la norme vue comme moyenne. Devenu humain, il éveille moins l’effroi
qu’une compassion toujours mêlée de répulsion. Quasimodo, Elephant man ou les
Freaks, monstres de foire exposés à la curiosité malsaine de ceux qui se
sentent grâce à eux rassurés dans leur normalité car, confirmant la règle, ils
demeurent des exceptions. Loin de nous inquiéter, cette figure du monstre nous
rassure presque.
Troisième
temps : le monstre devient pleinement humain, car seul l’humain peut se
montrer inhumain, mais aussi parce qu’au XXème siècle la monstruosité morale
s’est révélée commune, cachée sous la banalité d’un fonctionnaire hyper zélé
pour Hannah Arendt, dans la trajectoire « Des hommes ordinaires »
pour l’historien de la Shoah par balles Christopher Browning, ou une normalité
statistique révélée par l’expérience de Milgram. Ainsi la mutation de l’individu
ordinaire en un monstre, terroriste kamikaze, bourreau ou tortionnaire, semble
simplement dépendre d’une situation propice. Comme l’illustre le mythe
platonicien de l’Anneau de Gygès, pour résister à la tentation du mal, il faut
une rectitude morale hors du commun comme les Justes ou la minorité d’individus
réfractaires à l’expérience de Milgram. En perdant son caractère
extra-ordinaire le monstre infra-ordinaire semble n’attendre qu’une situation
favorable pour déchirer le voile, faire exploser le masque social de son hôte,
révéler l’Alien qui est en nous. Ainsi, l’inquiétante étrangeté ne réside plus
dans un autre, radicalement autre, mais dans notre intimité même, l’étranger
intime, agent dormant attendant l’occasion de se réveiller. En prendre
conscience est peut l’un des moyens de le contenir.
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