vendredi 8 novembre 2024

Comment penser le moment Trump ?

 

L’élection de Donald Trump est-elle un sidérant coup de tonnerre dans un ciel sans nuages, ou la dernière réplique d’un séisme en cours ? Je penche avec d’autres pour la deuxième hypothèse : cet évènement s’inscrit dans un processus qui a commencé depuis plusieurs décennies, la désintégration des démocraties libérales. Celle-ci se caractérise par une défiance croissante vis-à-vis des institutions qui la portent, la justice, les grands médias d’information, et bien sûr la classe politique. Sans coup d’Etat, ce phénomène équivaut au fond à une forme de suicide démocratique.

Un anthropologue étatsunien, Peter Turchin, a analysé méticuleusement l’histoire longue du phénomène de désintégration des sociétés, des empires, des civilisations. Il relève deux marqueurs déterminants : un appauvrissement des classes populaires combiné à une « surproduction d’élites » dont il donne un exemple frappant : aux États-Unis, en 1980, 66 000 individus avaient une fortune supérieure à 10 millions de dollars, en 2020, il y en avait 693 000 ; parallèlement la part des diplômés de l’enseignement supérieur dans les démocraties libérales n’a pas cessé de croître. Cette « surproduction des élites » se heurte à  la limitation des positions de pouvoir qu’elles revendiquent. Ainsi, les sociétés sont fragilisées par deux forces puissantes : d’une part le ressentiment des classes en voie de paupérisation, d’autre part la concurrence féroce entre les élites, financières ou académiques, pour les positions de pouvoir. Ces deux forces puissantes produisent différentes formes de radicalisation. A droite le populisme nationaliste, à gauche l’exacerbation des revendications de reconnaissance des communautés discriminées. Le premier a un grand avantage sur le deuxième, il promeut la défense du « Peuple » contre les « élites corrompues », combinant ainsi les deux forces qui ébranlent les bases de la société. C’est cette combinaison qui a porté Trump au pouvoir, comme ailleurs avant lui Orban, Meloni, Milei, Bolsonaro, Modi, …Si les sociétés étaient une forêt, on pourrait dire que l’on y trouve aujourd’hui une concentration croissante d’acide nitrique et de glycérol – les composants de la nitroglycérine - sur un terrain saturé de matières inflammables.

Que faire ? Être lucide sur cette situation et promouvoir ce qui pourrait empêcher l’incendie : une imposition significativement accrue des plus riches, une régénération de la démocratie, des garanties sur l’indépendance des grands médias vis-à-vis du pouvoir politique et des élites financières, une modération de la guerre économique et de la surconsommation qui détruisent la nature tout en aliénant les êtres humains. Rien de bien nouveau, mise à part l’urgence d’agir pour éviter le chaos qui vient.

jeudi 17 octobre 2024

L'attention est-elle une ressource en voie d'épuisement ?

 

Nos capacités d’attention sont devenues à l’ère numérique une ressource pour les Industries de programmes (Bernard Stiegler) visant à contrôler nos conduites pour les adapter aux besoins immédiats du marché. L’illustration  frappante en est que les enfants passent dorénavant plus de temps cumulé sur TikTok, Whatsapp ou Youtube qu’à l’école. Faut-il alors envisager l’épuisement de nos capacités individuelles et collectives d’attention ?

La masse globale des objets manufacturés sur la Terre est désormais supérieure à la masse totale des êtres vivants (Michel Lussault, géographe). Cette tendance n’est pas près de s’infléchir, en effet l’intensité de l’extraction des matériaux nécessaires à la production augmente plus vite que la population et que le PIB (source rapport de l’ONU cité par Michel Lussault), vérité que les discours lénifiants sur la transition énergétique masquent habilement. L’augmentation exponentielle de l’extraction matérielle est au service d’une entreprise générale de prédation et de destruction – formule plus précise que le trop vague « capitalisme » - à laquelle nous participons tous, que nous le voulions ou pas. La condition nécessaire de cette entreprise est l’extraction industrielle de nos capacités attentionnelles, individuelles et collectives, notre « temps de cerveau disponible ». Cet « extractivisme attentionnel » (Yves Citton) s’opère à travers les réseaux sociaux, les médias mainstream, les chaînes privées d’information continue ou de divertissement, et surtout la publicité omniprésent ; il a deux objectifs : orienter nos capacités attentionnelles vers les activités économiques marchandes - le travail et la consommation –, et les détourner de l’urgence absolue : un changement radical de notre mode de vie pour faire face au bouleversement écologique. Ainsi le principe général de la sphère médiatique est l’entertainment, terme anglais dérivé du français entretenir, qui signifie persévérer. Il s’agit donc bien de ça : capter notre attention pour permettre au système extractiviste de persévérer, au prix d’un bouleversement climatique dont on commence à peine à mesurer les effets dévastateurs.

Les ressources pillées par le système extractiviste sont en voie plus ou moins rapide d’épuisement, par contre si nos capacités attentionnelles peuvent être détournées, elles sont inépuisables. Par ailleurs, s’il semble si important de distraire notre attention, c’est qu’elle permettrait de penser collectivement une sortie du système extractiviste pour préserver la pérennité de l’habitabilité de notre Terre. Mais cette libération de notre attention implique un nouvel agenda politique : s’émanciper des industries médiatiques de l’extractivisme attentionnel. Quelle force politique porte ce projet libérateur ?

samedi 28 septembre 2024

Le R.N. et ses électeurs sont-ils fascistes ?


Le R.N. fait partie du paysage politique français depuis tellement longtemps qu’il semble être devenu un parti – presque – normal. Aussi une question se pose : le Front républicain anti-R.N. des législatives relève-t-il d’une crise de panique morale dans le chaos de la dissolution, ou bien est-il un sursaut de conscience face au péril fasciste ?

Si l’étiquette extrême droite fait relativement consensus, beaucoup rechignent aujourd’hui à qualifier le R.N. de fasciste. Le recours à l’origine du F.N. fondé par des collabos, Waffen ss et anciens de l’OAS, se heurte d’une part à l’oubli et d’autre part à l’idée que le passé étant passé, seul compte le présent. Par ailleurs, faut-il distinguer comme beaucoup le font, le parti et ses sympathisants « fâchés pas fachos » ?

Parmi les essais pointant le caractère fasciste du R.N. et la psycho-sociologie de son électorat, il faut à mon avis lire le petit opuscule Reconnaître le fascisme écrit en 1995 par Umberto Ecco, et s’intéresser au travail plus récent du philosophe Michel Feher dans son essai Producteurs et parasites.

Umberto Ecco, à partir de son expérience du fascisme italien, donne 14 critères de ce qu’il nomme « fascisme éternel ». Celui-ci est raciste par définition, mais aussi xénophobe et complotiste, il rejette l’intelligentsia cosmopolite, il mobilise une classe moyenne frustrée, souffrant de la crise économique ou d’un sentiment d’humiliation politique, persuadé d’un complot des élites et effrayé par la pression qu’exerceraient des groupes sociaux inférieurs.

Michel Feher quant à lui intègre le fascisme dans un courant d’idées de l’Histoire longue qui, depuis la Révolution française, distingue radicalement le « Peuple » qui travaille et produit la richesse, et les « parasites » qui vivent sur son dos. Ceux d’en haut détournent le capital économique et pervertissent le capital culturel, alors que ceux d’en bas - pauvres, assistés, chômeurs - vivent aux crochets du système productif. Il faut ajouter un élément essentiel : la nature ethno-raciale des « parasites » : en haut les aristocrates ont laissé la place aux juifs, en bas les étrangers, métèques, africains et arabes, migrants aujourd’hui.

Le R.N., après le F.N., est très habile pour avancer masqué et envoyer des signaux à bas bruit à son électorat. Ainsi concernant le partage entre bons français et parasites, Jordan Bardella lance innocemment sur BFM : Les français d’origine étrangère qui travaillent et respectent la loi n’ont rien à craindre de l’arrivée au pouvoir du R. N… Quant aux autres… Marine Le Pen appelle récemment à ne pas choisir entre «les destructeurs d’en haut et ceux d’en bas»… derrière l’allusion aux macronistes et au Front poulaire, apparaissent en filigrane les parasites, étrangers, ou pas vraiment français, délinquants ou prédélinquants. Etude récente : 54 % des électeurs du R.N. se disent racistes (source Le monde 27 juin 2024 citant le rapport annuel de la CNCDH). Dans leur ensemble il leur semble absurde et injuste de devoir payer des impôts et des cotisations sociales pour des groupes sociaux considérés comme moins légitimes pour bénéficier de la solidarité nationale.

Alors, plutôt que fâchés pas fachos, l’électeur R.N. est facho pas fâché..


jeudi 20 juin 2024

Entre quels "extrêmes" devront-nous choisir ?

 

Electeurs, électrices, vous êtes prévenus : Tout plutôt que le recours aux « extrêmes ». Que penser de cette injonction et de son corolaire, la symétrie diabolique entre « extrême droite » et « extrême gauche » ?

-               L’extrême gauche, c’était les gauchistes, maoïstes, trotskistes, anarchistes, … tout ce qui se situait à gauche des communistes et des socialistes. Les groupes qui s’en revendiquaient crachaient sur la démocratie parlementaire bourgeoise, méprisaient les postes électifs de responsabilité, car leur seul horizon était la Révolution par la Grève générale. L.F.I. n’est qu’un pâle avatar du trotskysme révolutionnaire, cependant elle en garde quelques stigmates : le sectarisme, la figure du guide suprême, l’intolérance à la contestation – pas d’insoumission chez les insoumis -, l’absence totale de démocratie interne, et, cerise sur le gâteau, le vieil antisémitisme de gauche, basé sur une équation simple : juif = banque = capitalisme, équation mise à jour : juif = Israël = domination raciale et coloniale de l’homme blanc. Le Nouveau Front Populaire n’est pas l’extrême gauche, mais sa composante principale, L.F.I. en a beaucoup de caractéristiques, n’en déplaise au Conseil d’Etat.

-           L’extrême droite française a, elle aussi, une vieille Histoire, qui chemine de Drumont, Mauras, Pétain au clan Lepen, dans une continuité idéologique : le nationalisme autoritaire, xénophobe, raciste et antisémite. Le ripolinage bleu Marine, la « dédiabolisation », cache sous le tapis la fondation du F.N. par des Wafen SS, des collabos et des anciens de l’OAS. La gaffe de M. Bardella est le signe de ce fond idéologique indélébile : « Les Français d’origine étrangère qui travaillent et respectent la loi n’ont rien à craindre. » Le RN exprime ainsi son vieux fond moisi d’extrême droite : le partage entre « bons français » et « mauvais français ».

-           Il y a enfin, le macronisme qu’on peut qualifier d’ « extrême centre », une nouvelle catégorie politique : l’oligarchie technocratique autoritaire, dopée aux cabinets de conseils, aux conseillers en communication. Sa mission : promouvoir la révolution néolibérale, rassurer les marchés financiers, défaire l’Etat social, les services publics, pérenniser l’état d’urgence policier, faciliter la soumission des Médias main stream aux puissances d’argent.

Il y a donc bien un choix à faire entre les « extrêmes », mais je considère que Le Nouveau Front Populaire, d’extrême gauche par sa composantes L.F.I., représente malgré cela un – petit - espoir de renouveau de la social-démocratie, démocratique, universaliste, laïque, le retour des valeurs historiques de la gauche : la critique sociale, le souci écologique, l’émancipation des individus. Son handicap : L.F.I. constitue à juste titre un repoussoir pour une grande partie du peuple de gauche. Bref, c’est mal barré !

dimanche 9 juin 2024

Deux poids, deux mesures ?

Depuis ce qui se passe en Israël / Palestine, il y a dans les débats, articles et slogans, une inflation de la formule « Deux poids, deux mesures ». Or cette formule est confuse et ambiguë.

La métaphore joue sur une analogie entre une masse à peser et une situation à évaluer du point de vue moral ou juridique. La rationalité implique que deux cas semblables soient traités de façon similaire, comme deux poids identiques doivent correspondre à la même pesée. La formule a deux significations possibles : 1) pour deux poids différents on a la même mesure, 2) pour deux poids identiques, on a deux mesures différentes – je néglige les deux options où les poids et mesures correspondent, identiques ou différents. Dans le champ moral, c’est la version 2) qui est généralement comprise par la formule pour dénoncer une dissymétrie dans l’indignation, mais la version 1) est aussi pertinente, elle renvoie à une fausse symétrie.

Version 1) la notion de « génocide » assimile les bombardements massifs de Tsahal sur Gaza aux génocides des Arméniens, des Juifs, des Tsiganes, des Tutsi,.. Or si ces bombardements tuent de façon inhumaine et indifférenciée les membres du Hamas et la population de Gaza, les palestiniens de Cisjordanie ne sont pas exterminés, sans même parler des Palestiniens arabes de citoyenneté israélienne. Par ailleurs, si l’on peut discuter l’intention génocidaire du gouvernement israélien, celle du Hamas le 7 octobre ne fait aucun doute : si rien n’avait empêché les tueurs dans leur abomination, ils auraient exterminé toute la population israélienne.

Version 2) comme le dit Ariane Mnouchkine « le Hamas est la malédiction des Palestiniens, et Netanyahou celle des juifs israéliens ». L’indignation qui ne s’adresse qu’à l’un des deux, est stérile et même contre-productive. Ainsi traiter Netanyahou de « nazi » est abusif (version 1) mais le faire sans traiter de même les islamo-fascistes du Hamas, est un signe de malhonnêteté intellectuelle, voire une manipulation intellectuelle pour ceux qui sont à juste titre indignés par le sort des gazaouis (version 2).

Ainsi la formule « Deux poids, deux mesures » est d’une simplicité trompeuse : masse, poids et mesures sont des notions physiques de base, alors que les situations qui appellent un jugement juridiques ou moral sont toujours complexes et singulières. Aucune situation ne peut être rigoureusement identique à une autre : ce qui s’est passé le 7 octobre et ce qui se passe à Gaza ne constituent pas des situations identiques, mais séparer abstraitement la seconde de la première est calamiteux.


jeudi 16 mai 2024

La liberté d'expression est-elle menacée ?

 

            Nous avons hérité des Lumières l’idée que la liberté d’expression est un pilier de la démocratie, et que l’opinion publique est suffisante pour en réprimer les abus. Or cette idée semble aujourd’hui doublement menacée : d’une part la mise sous tutelle des médias d’information par les structures de pouvoir, d’autre part la pression exponentielle des réseaux dits « sociaux » qui combinent la désinformation et le harcèlement de ceux qui osent s’exprimer sur les sujets clivants. D’un côté la liberté de dire ce qu’un public ciblé à envie d’entendre, de l’autre l’empêchement de dire ce qui risque de déplaire à ceux qui s’érigent en police de la pensée. Or la liberté d’expression est avant tout celle de blasphémer, déplaire, heurter, mettre en colère, celle qui a coûté la vie à la rédaction de Charlie. Aujourd’hui, le drame israélo-palestinien exacerbe ce rétrécissement de la liberté d’expression, à travers trois cas emblématiques : Guillaume Meurice, Mathilde Panot, Sophia Aram.

-       La vanne sur « le nazi sans prépuce » est naze, mais sa sanction disciplinaire est calamiteuse en termes de liberté - l’humour est par nature un jeu avec les limites -, d’image - « écoutez la différence ! » -, et de résultat : la vanne pourrie qui aurait été immédiatement oubliée, est devenue virale : la contre-productivité à son paroxysme.

-       La convocation policière de Mathilde Panot pour « apologie du terrorisme » est, elle aussi, calamiteuse. Je n’ai aucune sympathie pour ceux qui, comme elle, pratiquent le surf électoral sur la vague anti-Israël honorant le Hamas comme « mouvement de résistance ». Mais, quoiqu’on en pense, ses prises de position ne sont pas une apologie du terrorisme, mais plutôt un déni, une vision volontairement tronquée et simplificatrice d’une réalité complexe. Par ailleurs, l’inflation politico-judiciaire de la catégorie « terrorisme », instrument classique de répression des régimes autoritaires, est un signe inquiétant d’affaiblissement de la démocratie.

-       Enfin, quand certains responsables de L.F.I. qualifient d’« apologie du génocide » la parole de tolérance et de paix de Sophia Aram à la cérémonie des Molières, ils savent très bien que cette accusation fallacieuse va générer une vague d’injures, de menaces et de haine contre l’humoriste. Ils savent que le danger réel qu’ils lui font courir alimentera une épidémie d’autocensure qui constitue en fait la menace la plus redoutable contre la liberté d’expression.

La liberté d’expression n’est pas tant celle de dire ce qu’on pense, que de tolérer l’expression de ce avec quoi on est totalement en désaccord.

vendredi 26 avril 2024

L'empathie est-elle un remède contre la violence ?

  

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la période actuelle est marquée par une ambiance de violence, entre individus, entre groupes, entre forces politiques, entre pays. Dans les débats sur ce thème la notion d’empathie est souvent évoquée comme un antidote, il conviendrait donc de la développer grâce à des « kits pédagogiques pour des séances d’empathie à l’école » (source : eduscol.fr). Or cette idée soulève plusieurs problèmes : d’une part, il est douteux que l’empathie soit susceptible d’être enseignée ou développée, d’autre part, loin d’être un remède contre la violence, elle en est peut-être un des ressorts.

-       L’empathie ne relève pas de l’éducation car elle est une capacité immédiate à percevoir et comprendre les états émotionnels des autres. Elle serait le fondement de la morale car elle suscite un souci de l’autre, de son bien-être ou du moins un engagement pour une atténuation de sa souffrance. Rousseau nommait ce sentiment, naturel et inné chez tout individu, la Pitié, - une répugnance innée et instinctive face à la souffrance d’autrui mais il pointait qu’elle est susceptible d’être inhibée par les capacités acquises dans la vie sociale, principalement « l’Amour propre ». L’éducation morale, moins efficace que l’empathie, serait donc nécessaire pour vivre en société.

-       De la philosophie à la psychologie sociale, la notion d’empathie est passée de la pure spéculation à l’observation objective, ainsi les études ont montré que cette prédisposition psychobiologique était fortement modulée par un « biais de groupe ». En effet l’empathie est proportionnelle à la proximité : forte vis-à-vis de ceux que nous percevons comme semblables (famille, clan, groupe ethnique, religion, nationalité,…), elle est atténuée vis-à-vis des « autres », voire même réduite à zéro si ces autres sont perçus comme hostiles.

Or nous vivons une période de repli communautaire, d’exacerbation des questions d’identification à des semblables, donc de distinction vis-à-vis des autres. Les affiliations religieuses ou idéologiques n’y peuvent rien, au contraire elles augmentent la dissymétrie empathique. Ainsi, concernant la violence israélo-palestinienne, le partage binaire et manichéen en deux camps produit mécaniquement une empathie sélective qui conduit à relativiser voire-même disqualifier les souffrances de l’autre camp.

Quant à l’éducation à l’empathie, plutôt qu’un kit pédagogique pour des « séances d’empathie » au bon gré des enseignants - comme les séances d’éducation sexuelle autrement plus essentielles -, il faut transmettre encore et toujours les principes d’équité et de justice, en faisant de la vie scolaire une expérience quotidienne de mise en pratique de ces principes.


vendredi 29 mars 2024

Peut-on penser le viol avec consentement ?

 

« Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise, est un viol. » Cette définition de notre code pénal risque d’être bientôt modifiée par l’inscription dans le droit français de la notion de consentement.

Or la notion de consentement est problématique car elle est polysémique et ambiguë. En effet, l’un des sens du verbe consentir est accepter quelque chose qu’on ne peut pas empêcher le consentement à l’impôt - ; un autre sens est accorder une faveurconsentir un prêt. Il y a ainsi dans l’idée de  consentement une asymétrie entre deux parties, une position d’infériorité ou au contraire de supériorité, mais l’équilibre est possible aussi comme dans l’échange de consentements qu’est le mariage. Le flou sémantique du consentement est d’ailleurs parfaitement rendu par l’adage « Qui ne dit mot consent ». Ainsi pour éliminer l’ambiguïté, il faut ajouter des qualificatifs - en médecine notamment - pour un consentement exprès, libre et éclairé.

La modification de la loi aurait un effet redoutable : lors d’un acte sexuel, il faudrait exprimer clairement et explicitement son désaccord, faute de quoi le consentement serait réputé implicite. Or l’analyse des cas de viols qui s’est énormément développée ces dernières années dans la lignée du mouvement Metoo#, a mis en lumière deux éléments qui invalident cette conception du viol : la sidération de la victime, qui la paralyse, la rend muette, et la dissociation mentale, qui produit une séparation subjective entre le corps et l’esprit. Ainsi en matière de sexualité, le consentement est problématique car on peut consentir par son silence à ce qu’on ne veut pas, ou à l’inverse consentir par un Oui quand on n’a pas la force ou le courage de s’opposer. Le viol n’est donc pas incompatible avec le consentement !

L’engagement dans un acte sexuel passe d’abord par des signes et secondairement par des mots : les mots sans les signes sont vides, alors que les signes sans les mots sont pleins de sens. C’est l’empathie vis à vis du désir d’autrui qui est au fondement de l’acte sexuel. Bref contrairement au calamiteux stéréotype selon lequel non pourrait signifier oui, il faut apprendre très tôt que non, c’est non, mais que oui ne signifie pas toujours oui, et que le silence ne signifie rien. Il faut donc les mots et les signes : le consentement et l’assentiment. Je soutiens que l’introduction de la notion de consentement dans la loi n’aidera ni les victimes ni les juges, bien au contraire.

vendredi 15 mars 2024

Êtes-vous dans le camp du Bien ?

 

Le campisme est une façon de penser, simplificatrice et binaire, consistant à partager le monde en deux « camps » absolument irréconciables, comme au temps de la guerre froide. Le campisme repose sur trois principes d’autant plus redoutables que chacun les comprend parfaitement : 1) il y a un ennemi avec lequel aucune concession n’est possible - le camp du Mal -, 2) les amis de cet ennemi sont des ennemis, 3) les ennemis de cet ennemi sont des amis. La gauche est plus encline que la droite à la pensée campiste, car elle a une tendance historique à se voir comme le camp du Bien.

Mais faut-il toujours critiquer le campisme ? N’y a-t-il pas des idéologies ignobles et des actes intrinsèquement mauvais ? Il semble bien alors qu’un camp du Bien doit s’opposer aux idéologies et aux dictatures refusant les droits humains élémentaires aux personnes en fonction de leurs opinions, leur origine, leur sexe, leur orientation sexuelle : le fascisme, le racisme, le totalitarisme, l’Apartheid. De même, il doit condamner sans nuance les actes de terrorisme visant des civils, quels qu’ils soient, et encore plus si des femmes sont violées, des enfants tués. Mais ce n’est pas du campisme car il ne s’agit pas de glorifier un camp du Bien ou de simplifier une réalité complexe, c’est le camp de la civilisation contre la barbarie, le camp de l’humanisme élémentaire, le camp de la vie. En dehors des idéologies mortifères, en dehors de dictatures impitoyables réprimant brutalement toute opposition, en dehors d’actes cruels accomplis au nom de ces idéologies ou des ces dictateurs, pour déshumaniser, torturer, tuer, mutiler, violer, des civils, en dehors de cela, il faut tenter de comprendre une réalité complexe, qui est rarement en noir et blanc, mais le plus souvent en gris plus ou moins foncé. Dans ces cas, il faut s’engager fermement contre la barbarie, tout en refusant la pensée simplificatrice, généralisante et sans nuances.

Aujourd’hui le campisme est revenu comme au temps de la Guerre froide. Porté par la bienpensance de gauche, l’autoproclamé « camp du Bien » est pro-palestinien et anti-sioniste. Cette pensée binaire, simpliste, généralisante et sans nuances, se fonde sur ces 3 principes : 1) Israël est un Etat indigne d’exister, 2) les amis d’Israël sont des ennemis, 2) les ennemis d’Israël – le Hamas et le Hezbollah - sont des amis. Peu importe les actes abominables du 7 octobre, peu importe que le Hamas soit une organisation islamo-fasciste qui a sacrifié son peuple au nom du Jihad, peu importe les millions de juifs chassés d’Europe et des pays arabes qui ont trouvé refuge en Israël, peu importe qu’Israël, une petite démocratie avec une forte opposition interne soit entourée d’organisations visant sa disparition et d’Etats arabes autoritaires hostiles sans opposition interne. Pour les nouveaux campistes, Israël est le camp du Mal et le sionisme une forme de néofascisme, un sceau d’infamie disqualifiant immédiatement quiconque ose soutenir l’existence d’Israël et critiquer la stratégie suicidaire du Hamas contre son propre peuple. Ce néocampisme n’est rien d’autre au fond qu’une nouvelle version du vieil antisémitisme de gauche.

Mais n’en déplaise au camp du Bien autoproclamé, Ie sionisme désigne simplement le droit des juifs d’avoir un Etat, conformément à la résolution solennelle de l’ONU en 1948, ce qui n’exclut aucunement le droit des Palestiniens d’avoir eux-aussi un Etat, ce qui ne dédouane aucunement le gouvernement israélien de sa responsabilité concernant les droits élémentaires des civils palestiniens.

vendredi 9 février 2024

Faut-il prendre au sérieux l'hypothèse de la guerre ?

     L’inflation du terme « réarmement » dans le discours politique est un signe : l’hypothèse de la guerre est à nouveau dans les esprits. En effet soixante années de paix relative, nous ont fait oublier que la guerre arrivait jadis périodiquement comme un phénomène quasi-naturel, sur lequel les hommes ordinaires n’avaient pas prise. Aujourd’hui des sondages montrent que « près des deux tiers des Français estiment qu’une déflagration mondiale peut se déclencher dans les prochains mois. » (Sondage Ipsos 2022). Cette hypothèse est-elle rationnelle ?

            Pour qu’une guerre se déclare, il faut un ennemi. Or les ennemis ne manquent pas qui haïssent la démocratie libérale, la liberté des mœurs qu’elle incarne, et la civilisation occidentale, son hégémonie culturelle, sa responsabilité écrasante dans le dérèglement climatique et la raréfaction de ressources vitales comme l’eau ou la terre.

            Pour qu’une guerre se déclare, il faut des conditions sociales. Or Les frontières de l’intolérable cèdent sous nos yeux, pour des pans entiers de la population - gilets jaunes, agriculteurs, précaires, pauvres. Leur juste colère alimente à son tour une haine qui envahit chaque jour davantage les réseaux sociaux.

 Pour qu’une guerre se déclare il faut des conditions psychologiques. Or ce ne sont pas l’esprit de nuance, de finesse, et la culture de la discussion argumentée qui prospèrent, mais leurs contraires : la rigidité intellectuelle, le complotisme, le manichéisme, la pensée binaire.

Pour qu’une guerre se déclare, il faut des conditions médiatiques. Or des structures de pouvoir de plus en plus concentrées se livrent une guerre sans limite pour capter notre temps de cerveau disponible. Les outils de propagande n’ont jamais été aussi puissants pour produire l’enrôlement des esprits, manipuler l’information, promouvoir le faux et discréditer le vrai.

Pour qu’une guerre se déclare, il faut des conditions politiques. Or la défiance vis-à-vis des institutions, des partis et de la classe politique est à son comble. Le populisme nationaliste autoritaire apparaît pour de plus en plus de citoyens comme une alternative à la démocratie parlementaire.

 

Il y a un dernier élément crucial : on oublie que, malgré la répulsion qu’elle produit, il y a aussi une force d’attraction de la guerre sur des esprits désemparés, une passion de la guerre, associée à l’idée de régénération, à une intensification du sens de l’existence. Alors sommes-nous aujourd’hui comme ceux qui, en 1910 ou en 1930, au bord d’un cataclysme mondial, diraient après coup : nous savions mais nous n’y croyions pas ?

Faut-il alors prendre au sérieux l’hypothèse de la guerre ?

 


jeudi 18 janvier 2024

Qu'est-ce que l'amitié ?

 

On peut vivre l’amitié simplement, comme un sentiment réciproque. Mais qui n’a pas un jour ressenti le malaise d’une attente excessive, d’une déception ou d’une frustration ? Qui n’a pas un jour senti la zone grise entre le simple copinage et l’amitié ? C’est alors qu’il faut prendre le temps de passer l’amitié au crible de la pensée. Des bibliothèques entières sont remplies de livres sur ce thème, mais ceux-ci ne nous dispensent pas d’essayer de penser par nous-mêmes une des activités qui font que la vie vaut d’être vécue.

En y regardant de plus près je distingue trois formes d’amitié, dont les frontières peuvent être floues et poreuses : l’Ami, l’allié, le copain. Ces trois sphères d’amitié comportent selon moi des points communs, des repères essentiels : le contrat hédonique - le plaisir partagé d’être ensemble -, et la conversation – le plaisir de discuter ensemble, au risque d’un désaccord que chacun s’efforce de ne pas transformer en querelle. Sans le contrat hédonique et la conversation, le lien d’amitié se dissout inexorablement. Cela étant posé, voici pour moi les trois sphères concentriques de l’amitié :

-       L’Amitié-passion, c’est l’Amitié majuscule, une relation absolument singulière entre deux individus. C’est une « passion » au sens ou l’Ami occupe nos pensées comme nous occupons les siennes. En ce sens, cette Amitié se distingue peu de l’amour, si ce n’est par la question du désir. Une telle intimité implique une rareté : certainement moins de cinq personnes, parfois une seule – le « meilleur ami » -, mais souvent aucune.

-       L’amitié-alliance, c’est la famille élargie, unie non par un lien de sang, mais par le besoin anthropologique de constituer un réseau d’alliances soudé par des valeurs morales : la bienveillance, l’empathie, la sincérité, la solidarité, la loyauté. Nous avons beaucoup plus d’amis-alliés que d’Amis, mais il me semble qu’au-delà d’une dizaine, le lien s’affaiblit, on traverse alors la frontière subtile entre l'allié et le bon copain. Comme avec un cousin, les contacts avec l’ami-allié peuvent être rares, alors que l’absence de l’Ami nous affecte, nous attriste, à l’instar d’une relation amoureuse. Les chagrins d'Amitié ne sont pas moins forts que les chagrins d'amour.

-       Le copinage c’est le groupe indéfiniment extensible de ceux et celles avec qui nous passons de bons moments. Ce groupe se distingue du précédent par la faiblesse voire l’absence d’une dimension morale. Le contrat hédonique y est primordial, la conversation essentiellement réduite au small talk.

            L’’amitié, est par essence élective, « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » comme Montaigne et La Boétie. Elle implique la possibilité de son contraire : l’éviction. Ainsi nos amis peuvent au fil du temps passer d’une sphère à une autre. Enfin contrairement aux membres de notre famille, nous choisissons nos amis, ou nous les perdons… au prix d’une souffrance… Mais que vaudrait une vie sans amitié ?