mardi 5 octobre 2021

Que faire ?

 

            « Que faire ? » : titre d’une brochure écrite par Lénine en 1901, exhortant la classe ouvrière à tourner le dos aux sociaux-démocrates réformistes pour se convertir au bolchévisme révolutionnaire. Plus d’un siècle plus tard, cette question se pose dans un tout autre contexte, mais d’une façon tout aussi cruciale. Autre contexte : l’Histoire nous a appris que les révolutions trahissent toujours les idéaux qui les ont enfantées, et le présent est marqué par une défiance massive envers notre régime représentatif. Pourtant nous sentons confusément que l’enjeu de la prochaine élection dépasse celui de toutes celles qui l’ont précédée du fait d’une triple fracture, écologique, sociale et politique.

            La fracture écologique : le changement climatique commence à produire des effets qui rendent à présent évidente l’idée que nous ne pourrons pas conserver impunément notre mode de vie.

            La fracture sociale : la montée des inégalités et le ressentiment qu’elle produit fragilisent le contrat implicite qui liait jusqu’alors, dans un destin commun, les groupes sociaux, des plus riches au plus pauvres.

            La fracture politique : la défiance envers la classe politique au pouvoir et les « élites », a atteint un tel niveau que l’extrême droite xénophobe cumule plus de 30% des intentions de vote.

Que faire ? Cette question se pose donc à nouveau à tous ceux qui ne font confiance à aucun parti politique (84% du corps électoral) ni à aucun des candidats en lice.

-       Voter ? Pour ceux qui n’attendent plus rien du système représentatif actuel : voter pour le candidat le mieux placé pour battre l’extrême droite. Mais voter implique une adhésion au système, qui en prolonge donc la survie.

-       Ne pas voter ? Compter sur la montée de l’abstention pour provoquer une crise de régime, un référendum, une assemblée constituante. Mais une agonie peut être longue, et son issue peut aussi être une dictature dont on sent déjà bien les signes avant-coureurs.

-       Agir ailleurs ? Voter sans aucune illusion sur la capacité du vainqueur à peser sur les trois fractures, donc ne pas attendre l’homme ou la femme providentielle, mais agir ici et maintenant, chacun à son niveau, dans les trois dimensions – écologique, sociale et politique –. Mais ne sommes-nous pas déjà au point où la bonne volonté et la méthode des petits gestes semblent bien dérisoires.

Que faire ?

mardi 7 septembre 2021

C'est la faute à qui ?

 

    Un biais psychologique très puissant tend à nous faire croire que les malheurs qui nous frappent sont imputables à une intention malveillante. C’est ce biais qui sous-tend le mythe d’un complot judéo-maçonnique à l’origine de tous les malheurs du monde. Ainsi, en pandémie, la question « C’est la faute à qui ? » n’est pas triviale, ceux qui la posent laissent l’inconscient collectif œuvrer dans le silence des cerveaux disponibles. Contre ce travail souterrain, il faut des réponses explicites. Le pass sanitaire, c’est la faute à qui ?

-       Pour les anti-pass, c’est la faute à une « dictature sanitaire » née de la collusion entre l’Etat et les grandes firmes pharmaceutiques. Mais cette réponse néglige volontairement deux paramètres essentiels : la gravité de la pandémie et l’efficacité des vaccins. Ainsi le mouvement anti pass apparaît pour l’essentiel comme la résultante de trois courants : covidosceptique, antivax et complotiste.

            On peut proposer d’autres réponses concernant les causes de la défiance vaccinale, qui est a motivé l’instauration du pass sanitaire. C’est la faute à qui ?

-       Au travail de sape des semeurs de doute contre les institutions de savoir et d’établissement des faits, essentielles au fonctionnement de la démocratie : la science établie et les médias main stream.

-       Aux promoteurs d’une alterscience, qui discréditent systématiquement tout ce soutient l’idée que les vaccins sont, depuis Pasteur, le moyen le plus efficace pour lutter contre une épidémie virale causant des millions de morts dans le monde.

-       A la défiance croissante et réciproque entre l’Etat et les citoyens, le premier vu comme une oligarchie servant des intérêts obscurs, les seconds comme des individus égoïstes irrationnels qu’il vaut mieux contraindre que convaincre.

-       A ceux et celles qui, opposés à toute discipline collective, confondent la liberté civile et la licence individuelle, la première bornée par l’idée de bien commun, la seconde par le fantasme de toute puissance : je fais ce que je veux, comme je veux, quand je veux.

 

            La confiance dans les Lumières et la science, c’est la faute à Voltaire ; la confiance dans une Volonté générale pour le bien commun, c’est la faute à Rousseau.

mardi 3 août 2021

Faut-il discuter l'inidscutable ?

 

Toute discussion s’appuie sur une base commune, un fond indiscutable qui délimite le champ de la discussion possible. Par ailleurs l’idéal démocratique implique une éthique de la discussion, où il ne s’agit pas forcément de convaincre l’autre, mais surtout de se comprendre mutuellement, se mettre d’accord sur le désaccord.

Or cette éthique est mise à mal dans cette période de crise où les discussions génèrent malaise, incompréhension, suspicion, exaspération, les interlocuteurs renvoyés à des oppositions radicales – résistant / collabo ; liberté / servitude ; démocratie / tyrannie ; altruisme / égoïsme ;... A ce stade, on peut décider de ne plus parler du sujet qui fâche, mais le clivage demeure, lourd d’amertume. Pour maintenir ouvert l’espace de la discussion possible, je propose une éthique de la discussion par l’explicitation deux principes préalables et un questionnement mutuel visant à trouver le point d’origine du désaccord, à partir duquel la discussion tournera à vide.

-       Principe de faillibilité : nous ne sommes pas des experts, mais des citoyens qui tentons de nous faire une opinion par un effort limité d’accès limité à des sources limitées.

-       Principe de charité : nous sommes des êtres rationnels, ainsi chacun à de « bonnes raisons » de penser ce qu’il pense, dont certaines échappent d’ailleurs au locuteur lui-même.

Ces deux principes étant admis au début de la discussion, je propose un questionnement mutuel visant à entériner les points d’accord, jusqu’à la limite au-delà de laquelle la discussion deviendra inutile voire contre-productive, en vertu du principe de persévérance : quand quelqu’un s’est forgé une opinion ferme sur un sujet, quel qu’il soit, il ne cherchera qu’à consolider sa position « quoi qu’il en coûte ». Exemple pour le sujet qui nous préoccupe tous en ce moment :

-       Y a-t-il une crise sanitaire planétaire grave ? Si désaccord : stop.

-       Dans cette situation est-il normal que les Etats mettent en place une politique sanitaire au prix d’une restriction de certaines libertés individuelles ? Si désaccord : stop.

-       Cette politique doit-elle être éclairée par l’état des connaissances établies par la communauté des experts ? Si désaccord : stop.

-       Les institutions publiques organisant le consensus des experts sont-elles honnêtes ou corrompues ? Si désaccord : stop.

Ayons la sagesse d’arrêter la discussion quand nous arrivons au roc dur du désaccord irréductible, n’essayons pas de discuter l’indiscutable.

 


samedi 24 juillet 2021

Le passe sanitaire est-il antidémocratique ?


La restriction des libertés individuelles caractérise les dictatures, mais elle ne contredit pas l’idéal démocratique si elle est légitimée par le bien commun. Rousseau formulait ainsi cette idée : « Il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n’a pour borne que la force de l’individu, de la liberté civile qui est limitée par la Volonté générale […] ce que tout citoyen devrait vouloir pour le bien de tous. ». De ce point de vue, le problème que pose le passe sanitaire n’est pas tant l’atteinte aux libertés individuelles que la question de savoir s’il émane de la Volonté générale et du bien commun. Deux autres questions en découlent : Qui détermine le bien commun ? De quelle autorité légitime émane la Volonté générale ?

Le bien commun en pandémie signifie la solidarité de tous avec les personnes exposées. En l’occurrence, dans cette pandémie, il faut distinguer deux groupes : les personnes fragiles du point de vue biologique, les personnes vulnérables du point de vue psychosocial. Les mesures de confinement découlaient d’un arbitrage en faveur du premier groupe dont les vies étaient directement menacées.

La Volonté générale est une fiction nécessaire qui résulte d’un accord entre les citoyens quant au bien commun, au sacrifice de leur bien personnel – leurs désirs, leurs intérêts et leurs libertés individuelles. En régime représentatif, l’autorité conférée par l’élection rend légitime l’expression de la Volonté générale par les élus. Or la pandémie survient dans une période de perte de légitimité du pouvoir et de défiance généralisée envers les institutions en charge de la délibération démocratique.

Le passe sanitaire, contrairement au confinement, n’implique pas un arbitrage entre les vies fragiles et les vies précaires. Aucun groupe ne peut se sentir injustement sacrifié. Par ailleurs, la 4ème vague causée par le variant delta menace gravement les vies fragiles dont plusieurs centaines de milliers ne sont pas encore vaccinées, alors-même que la balance bénéfice / risque des vaccins, tel qu’il ressort du consensus scientifique, penche clairement du côté des bénéfices. Aussi le problème que pose le passe sanitaire n’est pas tant le sacrifice de certaines libertés, que le fait qu’il émane d’une autorité en perte de légitimité.

La Volonté générale ne peut pas apparaître comme le choix du Prince, éclairé par un Conseil scientifique opaque, entériné par un Parlement chambre d’enregistrement. Dans ce contexte de déliquescence de l’idée-même de bien commun, les citoyens sont renvoyés à leur égoïsme naturel. Une situation anomique où « Nul ne veut le bien commun que quand il s’accorde avec le sien. » (Rousseau)

 

samedi 5 juin 2021

L'hypothèse démocratique est-elle soluble dans l'émotion ?


                                                                              

         L’hypothèse démocratique est basée sur la capacité supposée des citoyens à réfléchir au bien commun, de façon dépassionnée, informés par les sciences et des médias d’information généralistes indépendants. Mais cette idée ne va pas du tout de soi : la démocratie a longtemps été considérée comme le pire des régimes, car le demos renvoyait à une masse d’individus soumis à leurs passions, donc inaptes à l’exercice de la raison. Or la crise que nous traversons confirme cette tendance pathologique de la démocratie : la citoyenneté émotionnelle. La peur et la colère en sont les deux agents pathogènes.

 

La peur a été instrumentalisée et exacerbée par le gouvernement pour mieux faire oublier son incurie sanitaire, le délabrement du système de santé opéré depuis des décennies par les gouvernements sociaux-libéraux, les conditions causales de la pandémie : la destruction industrielle de la biodiversité, l’élevage intensif, la banalisation à moindre coût des trajets inter continentaux. Il a décrété autoritairement le partage entre « l’essentiel » et « l’inessentiel ». Il a traité les citoyens comme des enfants paniqués, indisciplinés, transformant du même coup les victimes d’une politique de destruction du système sanitaire, en responsables de la circulation virale, égoïstes, déficients, inaptes à penser le bien commun.

Une colère haineuse a contaminé la résistance légitime à cette politique de la peur, entraînant un rejet global des institutions d’établissement des faits - la science et les grands médias généralistes - et une éclipse de la raison dans le covido scepticisme et son prolongement naturel, le complotisme. La juste indignation politique contre le néo libéralisme mondialisé, principal responsable de la crise, a muté en un variant apolitique, anti institution, anti-science, anti-masque, anti-vax.

 

         La peur profite aux forces conservatrices du système, la colère aux partis populistes extrêmes. Quand les Lumières vacillent, quand le lien entre démocratie et savoir s’effrite, la citoyenneté émotionnelle rend caduque l’hypothèse démocratique. Elle prépare un nouveau duel Macron - Le Pen, choix pipé entre le néolibéralisme mondialiste, autoritaire, et le nationalisme réactionnaire, autoritaire. Deux pentes anti-démocratiques.


samedi 22 mai 2021

Quel ami de la liberté êtes-vous ?

 


          Les restrictions de liberté qu’on nous impose au motif de la crise sanitaire nous pousse à expliciter notre rapport à la liberté. De quelle conception les restrictions imposées par le gouvernement relèvent-elles ? Symétriquement, au nom de laquelle doit-on s’y opposer ? Les amis de la liberté sont divisés sur l’appréciation de la politique sanitaire menée au nom du bien commun, et plus particulièrement sur l’instauration d’un passe sanitaire.

         Etant donné que notre régime politique est social-libéral, les restrictions de liberté ne sont légitimes qu’au vu de la gravité de la crise, et de la protection que nous attendons de l’Etat social. Cependant il est indéniable qu’il y a une dérive autoritaire dans la pérennisation de l’état d’urgence, la généralisation du contrôle et du traçage. Face à ce problème, les amis de la liberté sont divisés : les covidosceptiques, niant la gravité de la crise, s’opposent à quasiment toutes les restrictions, d’autres les acceptent comme une situation transitoire gérée tant bien que mal par l’Etat social, d’autres enfin reconnaissent que la crise rend nécessaire certaines restrictions, tout en dénonçant les abus - position plus difficile à tenir car plus complexe et nuancée : il est tellement plus simple d’être tout pour ou tout contre.

           Les amis de la liberté devraient s’accorder sur deux principes fondamentaux : l’opacité des individus et la transparence de l’Etat. Autrement dit, sauf en cas d’enquête policière, les données individuelles (santé, religion, engagements politiques ou associatifs, centres d’intérêt) doivent être secrètes, alors que l’action de l’Etat doit être aussi transparente que possible. Aussi l’instauration du passe sanitaire n’est pas une affaire triviale : les contraintes sanitaires, plus précisément le dépistage et le traçage, s’opposent frontalement au principe d’opacité. Mais ceux qui n’hésitent pas à qualifier de « totalitaire » l’Etat qui ose ainsi sacrifier le principe d’opacité, oublient que celui-ci a déjà été anéanti par le développement des réseaux sociaux et la généralisation des téléphones mobiles. Avec notre complicité joyeuse, les hyper structures de pouvoir que sont les GAFAM, pillent nos « données » - au sens propre : nous les leur donnons - et les vendent au plus offrant. Nous sommes donc tracés, surveillés, soumis à des techniques industrielles de manipulation et d’influence, sans aucune commune mesure avec celles, artisanales, qu’utilisaient les régimes totalitaires.

         Amis de la liberté, le totalitarisme n’est pas du côté de l’Etat social libéral, aussi imparfait soit-il, mais du capitalisme de surveillance qui échappe largement au champ politique traditionnel, et qui profite de la crise pour étendre son pouvoir déjà immense. Mal cibler l’ennemi, c’est lui donner des armes : les GAFAM agissent pour affaiblir les Etats, et nous leur prêtons main forte,… au nom de la liberté !


jeudi 15 avril 2021

Que voile l'anticomplotisme ?

 

     L’anticomplotisme prétend décrypter l’égarement complotiste, mais il relève lui aussi d’un examen critique. Que voile l’anticomplotisme ?

        En se focalisant sur quelques sites, quelques vidéos et quelques personnages disruptifs, en réduisant le phénomène qu’il prétend dénoncer à une défaillance psychologique, une « déchéance de rationalité » (Gérald Brunner), l’anticomplotisme des experts permet d’occulter une question fondamentale autrement plus dérangeante : Qu’est-ce qui rend possible le complotisme ? Pourquoi l’autorité des paroles institutionnelles s’est-elle effondrée ?

       La démocratie est indissociable de deux institutions : les grands médias d’information et le discours scientifique. En effet la délibération démocratique exige une base, accessible à tous, de faits établis, à partir desquels des interprétations divergentes, portées par des valeurs différentes, pourront s’affronter, se comprendre, trouver des compromis. Or nous avons assisté depuis quelques décennies à la vassalisation de ces biens communs par les puissances d’argent. A quoi sert ce rapt ? Pour diffuser la bonne parole de la modernisation, de l’adaptation, de la compétitivité, du poids insupportable des impôts et des charges sociales, il faut contrôler les grands médias généralistes. Il faut également instrumentaliser la science au profit de la recherche économiquement rentable à court terme. De la même façon, les institutions de soins, d’éducation et d’étude doivent se mouler dans l’ouverture aux techniques managériales et aux nouvelles technologies. A qui profite ce rapt ? Objectivement, à la classe des gagnants de la mondialisation, dont les enfants sont ultra majoritaires dans les grandes écoles, et qui sont surreprésentés dans les institutions de pouvoir. Pas de complot, uniquement un effet de l’éternelle lutte des classes que l’on croyait passée et dépassée.

        Cette mise sous tutelle des institutions d’établissement de faits - les grands médias généralistes et le discours scientifique – par les puissances d’argent est devenu tellement évidente qu’elle a sapé la confiance qui fondait son autorité. Sur ce champ de ruines, chacun en est réduit à chercher, dans un marché de l’information dérégulé, les « faits » qui confortent ses préjugés. Ainsi le discours complotiste se développe dans des bulles de croyances boostées par les réseaux sociaux, immunisées contre le doute et la contradiction. Mais, loin d’être la cause de l’effondrement des institutions d’établissement des faits, il n’en est qu’un effet accélérateur. Quant au discours anti-conspirationniste, savant, expert, érigeant en cause principale de la défiance généralisée le complotisme vulgaire, crédule, populaire, il joue au fond le même rôle d’occultation de la question politique centrale : l’emprise des structures de pouvoir sur nos institutions, au service de la classe des gagnants de la mondialisation, la classe favorisée qui s’enrichit toujours plus, écrit et parle dans les médias, fait l’opinion, et fait sécession en se sentant de moins en moins liée par un destin commun au reste de la collectivité. C’est cette question qui devrait être au centre de la prochaine campagne électorale.

         Une aubaine pour ceux qui ne veulent surtout pas d’un retour de la question des classes dans le débat politique, serait la constitution d’un pôle politique transclasse, antivax, antimasque, opposé à la fonction sanitaire de l’Etat social, pour une liberté individuelle affranchie des contraintes de la solidarité. L’anticonspirationnisme serait-il paradoxalement un des rouages de la mécanique qui y mènerait ?