dimanche 27 février 2022

Avons-nous les élites que nous méritons ?

Où sont les Hugo, les Jaurès, les De Gaulle, les Simone Veil, d’aujourd’hui ? Les grands esprits, boussoles de leur époque, dont nous avons besoin plus que jamais peut-être ? Le talent et l’intelligence ne manquent pas, alors où est le problème ? Voici mon hypothèse :

Autrefois l’individualisme était d’essence aristocratique, apanage d’une élite restreinte qui servait de modèle et de référence quant au Vrai, au Bien, au Juste. L’avènement de l’individualisme de masse a fait disparaître cet individualisme aristocratique : l’élite mondiale intellectuelle, politique, artistique se compte en millions d’individus. L’individualisme de masse produit une élite de masse…, mais pas de grands esprits.

En outre, l’intolérance des individus à ce qui les limite et, davantage encore, ce qui les surplombe, a produit un effritement de tout ce qui empêchait l’Ubris des egos, mais servait de ferment aux grands esprits : codes d’honneur, religions et institutions. Ainsi émancipées, nos élites paraissent comme hors sol. Quatre figures actuelles de premier plan illustrent caricaturalement ce phénomène : Didier Raoult, le savant délesté des contraintes de la science instituée, Eric Zemmour, de la science historique, Emmanuel Macron, de la délibération démocratique, Vladimir Poutine, de ses propres engagements comme du droit international. Contrairement aux élites anciennes, dont la grandeur était bornée par des institutions morales, spirituelles ou politiques, ces personnages sont comme auto-institués, sans autre projet que la boursouflure de leur ego. Je formule donc ainsi mon hypothèse : ce sont les contraintes institutionnelles et sociales, aujourd’hui en voie de dissolution, qui fondaient l’individualisme aristocratique, condition nécessaire à l’apparition des grands intellectuels et les grands leaders politiques.

Ainsi nos élites sont à l’image des homo connectus : désaffiliés, désinstitutionnalisés, centres d’un petit monde auto-référent, de communautés d’egos égaux, friends, followers, néo « résistants » contre tout ce qui vient limiter leur soif d’autonomie et d’indépendance.

On ne produit pas de grands esprits sur commande, mais alors comment s’orienter dans ce monde malade sans de nouveaux Victor Hugo, Jean Jaurès, Simone Veil, De Gaulle, Hannah Arendt, Bergson,…  ?

vendredi 4 février 2022

Peut-on croître et décroître en même temps ?

 

 

Dans le catalogue des promesses électorales, deux semblent unanimement partagées : l’augmentation du pouvoir d’achat, la diminution de l’empreinte carbone. Il y aurait là une note d’espoir… si elles ne s’avéraient pas mutuellement incompatibles.

Cette incompatibilité ressort d’un raisonnement simple, peut-être simpliste : 1) On ne peut pas augmenter le pouvoir d’achat sans augmenter la production de richesses. 2) On ne peut pas augmenter la production de richesses sans augmenter la consommation d’énergie. 3) On ne peut pas augmenter la consommation d’énergie tout en diminuant notre empreinte carbone. Il y aurait ainsi une contradiction au cœur de la seule chose qui fasse à peu près consensus parmi les candidat(e)s, quelles que soient leurs divergences idéologiques. A ignorer cette aporie, le risque est grand de subir, dans les années qui viennent, une aggravation brutale de la triple crise sociale, économique et écologique. Pourquoi un tel aveuglement devant ce dilemme : sacrifier le pouvoir d’achat sur l’autel de l’écologie, ou sacrifier l’écologie au nom du pouvoir d’achat.

La question « Consentez-vous à réduire votre pouvoir d’achat au nom de l’écologie ? » est indécente si l’on considère la situation de précarité et de paupérisation d’une part de plus en plus grande de la population. La seconde option –accepter la surconsommation comme un mal nécessaire - a un avantage électoral décisif car le court terme sera toujours plus payant électoralement. Mais comment continuer à ignorer l’impact de la production matérielle sur le dérèglement climatique ?

Esquisse de réponse : Il ne sert à rien de dénoncer les méfaits du capitalisme néo-libéral qui aliène les individus en dévastant notre planète, si l’on ne remet pas en question le régime libidinal qui en est la condition nécessaire : le désir d’achat. Aussi la question pertinente serait : « Comment réduire notre désir d’achat ? ». Cette question demeure indécente pour une majorité de citoyens qui essaient juste de survivre. Ainsi un programme politique qui prendrait cette question au sérieux devrait à mon sens proposer au minimum deux mesures urgentes :

-       Une limitation drastique de la publicité qui alimente en continu le régime libidinal néolibéral, et faisant de la surconsommation une condition nécessaire de la « vie bonne ».

-       Une limitation de l’inégalité économique qui atteint des niveaux inconnus depuis le XIXème siècle, et nourrit un ressentiment lourd de menaces.

            On peut augmenter le pouvoir d’achat de ceux qui peinent à joindre les deux bouts, à condition de taxer fortement les revenus au-delà d’un seuil à déterminer, tout en agissant concrètement pour diminuer le désir d’achat qui est au cœur de la surconsommation énergétique. Je ne vois pas d’autre solution pour sortir du dilemme. Et vous ?


lundi 3 janvier 2022

Quel programme post-covid ?


            Un programme électoral est constitué de réponses à certaines questions jugées fondamentales. Pour la clarté des débats, celles-ci doivent être explicites. Ainsi, alors que la campagne présidentielle débute, des questions de fond découlent de la situation de désintégration sociale, de perte de repères et d’effritement de la confiance, provoquée par la pandémie de covid-19. J’en distingue trois qui me semblent essentielles.

Comment refonder le rôle de l’Etat ?

Une grande partie des citoyens ne voient plus dans l’Etat une institution démocratique vouée à la défense des biens communs face aux intérêts privés. Comment regagner cette confiance ? Selon moi, en revenant aux fondamentaux : les grandes missions de services publics, notamment l’hôpital et l’école. Il s’agit aussi de réaffirmer la primauté de la délibération démocratique, contradictoire et pluraliste, face à une lente et puissante dérive autoritaire et arbitraire, qui divise les citoyens en chapelles irréconciliables, transforme l’Etat en un monstre froid, et produit un rejet croissant de la démocratie elle-même.

Comment valoriser l’utilité sociale des métiers ?

La pandémie a accru le sentiment d’injustice face à une échelle des rémunérations inversement proportionnelles à l’utilité sociale des métiers. L’utilité économique n’est pas négligeable mais sans régulation elle produit des inégalités de rémunérations qui menacent gravement le lien social en exacerbant le sentiment d’injustice face à un écart des rétributions totalement déconnecté de l’idée-même d’utilité sociale. Est-ce une société souhaitable, celle où ceux qui s’occupent des personnes sont bien moins reconnus et valorisés que ceux qui s’occupent des choses ? Qui osera mettre cette question à l’ordre du jour ?

Comment rétablir la confiance dans les institutions d’établissement des faits ?

Enfin, on assite à un ébranlement grave des deux institutions d’établissement des faits essentielles au débat démocratique : les grands médias d’information généraliste et la communauté scientifique. La première a été confisquée par quelques grands groupes privés, et on ne voit plus clairement ce qui distingue les médias de service public, dépendant des grands annonceurs. La seconde se trouve décrédibilisée par deux facteurs : le travail de sape de semeurs de doute professionnels, facilité par un niveau de culture scientifique dramatiquement faible. La science ne s’exprime qu’à la première personne du pluriel : « Nous savons que… », « Nous ignorons si… », alors comment permettre à ce « Nous » de trouver une expression publique forte face aux premières personnes du singulier des experts médiatiques stipendiés ou aux chantres de l’alterscience ?

Ces trois questions discutables, incomplètes, méritent sans doute d’être mieux formulées. Quels programmes les prennent en compte ?


mercredi 17 novembre 2021

Avons-nous encore soif d'idéal ?


            Cornelius Castoriadis concevait la politique comme le fruit d’une institution imaginaire de la société. Envisageons alors la thèse suivante : notre régime politique et ses institutions découlent de la combinaison de trois rêves collectifs, un rêve de puissance, un rêve d’abondance et un rêve d’émancipation. Ces rêves correspondent à trois idéologies - le nationalisme, le libéralisme et le socialisme - dont l’affrontement a généré différents compromis au cours de l’Histoire européenne. On peut dire en ce sens que chaque élection présidentielle est l’occasion de réactiver la puissance créatrice de l’imaginaire collectif. Cette puissance s’est par exemple manifestée en France lors de l’élection de François Mitterand en 1981 : le rêve d’abondance lié à celui d’émancipation sociale, en sacrifiant le rêve de puissance. Depuis, tous les présidents se sont inscrits peu ou prou dans cette veine sociale-libérale.

            Les trois rêves ont une immense force mobilisatrice par leur capacité à affirmer ce qui devrait être, face à ce qui est, mais la réalité, par nature, résiste à nos désirs. Ainsi le compromis social-libéral s’effrite sous nos yeux par le triple effet de la mondialisation, du djihadisme et du dérèglement climatique, alors même que le rêve de puissance, comme un spectre qui hante l’Europe, n’a jamais disparu, il a juste été supplanté pendant quelques décennies, disqualifié par les horreurs commises au XXème siècle en son nom. Si l’on suit ce fil, il semble que nous sommes arrivés au point ultime de désenchantement des rêves d’abondance et d’émancipation sociale, alors que le rêve de puissance revient, sous les traits d’un petit homme vociférant.

            On sait depuis Socrate que la raison argumentative est faible face à la rhétorique des rêves, des espoirs qu’ils suscitent et des sentiments puissants qui les portent, comme la peur et la colère. La transition énergétique, la réindustrialisation, la décroissance, la réforme de l’école ou de l’hôpital, n’auront jamais la puissance mobilisatrice d’un rêve collectif. Ainsi il faudrait un autre rêve pour contrer le retour tragique du rêve de puissance ? Lequel ?

 


mardi 5 octobre 2021

Que faire ?

 

            « Que faire ? » : titre d’une brochure écrite par Lénine en 1901, exhortant la classe ouvrière à tourner le dos aux sociaux-démocrates réformistes pour se convertir au bolchévisme révolutionnaire. Plus d’un siècle plus tard, cette question se pose dans un tout autre contexte, mais d’une façon tout aussi cruciale. Autre contexte : l’Histoire nous a appris que les révolutions trahissent toujours les idéaux qui les ont enfantées, et le présent est marqué par une défiance massive envers notre régime représentatif. Pourtant nous sentons confusément que l’enjeu de la prochaine élection dépasse celui de toutes celles qui l’ont précédée du fait d’une triple fracture, écologique, sociale et politique.

            La fracture écologique : le changement climatique commence à produire des effets qui rendent à présent évidente l’idée que nous ne pourrons pas conserver impunément notre mode de vie.

            La fracture sociale : la montée des inégalités et le ressentiment qu’elle produit fragilisent le contrat implicite qui liait jusqu’alors, dans un destin commun, les groupes sociaux, des plus riches au plus pauvres.

            La fracture politique : la défiance envers la classe politique au pouvoir et les « élites », a atteint un tel niveau que l’extrême droite xénophobe cumule plus de 30% des intentions de vote.

Que faire ? Cette question se pose donc à nouveau à tous ceux qui ne font confiance à aucun parti politique (84% du corps électoral) ni à aucun des candidats en lice.

-       Voter ? Pour ceux qui n’attendent plus rien du système représentatif actuel : voter pour le candidat le mieux placé pour battre l’extrême droite. Mais voter implique une adhésion au système, qui en prolonge donc la survie.

-       Ne pas voter ? Compter sur la montée de l’abstention pour provoquer une crise de régime, un référendum, une assemblée constituante. Mais une agonie peut être longue, et son issue peut aussi être une dictature dont on sent déjà bien les signes avant-coureurs.

-       Agir ailleurs ? Voter sans aucune illusion sur la capacité du vainqueur à peser sur les trois fractures, donc ne pas attendre l’homme ou la femme providentielle, mais agir ici et maintenant, chacun à son niveau, dans les trois dimensions – écologique, sociale et politique –. Mais ne sommes-nous pas déjà au point où la bonne volonté et la méthode des petits gestes semblent bien dérisoires.

Que faire ?

mardi 7 septembre 2021

C'est la faute à qui ?

 

    Un biais psychologique très puissant tend à nous faire croire que les malheurs qui nous frappent sont imputables à une intention malveillante. C’est ce biais qui sous-tend le mythe d’un complot judéo-maçonnique à l’origine de tous les malheurs du monde. Ainsi, en pandémie, la question « C’est la faute à qui ? » n’est pas triviale, ceux qui la posent laissent l’inconscient collectif œuvrer dans le silence des cerveaux disponibles. Contre ce travail souterrain, il faut des réponses explicites. Le pass sanitaire, c’est la faute à qui ?

-       Pour les anti-pass, c’est la faute à une « dictature sanitaire » née de la collusion entre l’Etat et les grandes firmes pharmaceutiques. Mais cette réponse néglige volontairement deux paramètres essentiels : la gravité de la pandémie et l’efficacité des vaccins. Ainsi le mouvement anti pass apparaît pour l’essentiel comme la résultante de trois courants : covidosceptique, antivax et complotiste.

            On peut proposer d’autres réponses concernant les causes de la défiance vaccinale, qui est a motivé l’instauration du pass sanitaire. C’est la faute à qui ?

-       Au travail de sape des semeurs de doute contre les institutions de savoir et d’établissement des faits, essentielles au fonctionnement de la démocratie : la science établie et les médias main stream.

-       Aux promoteurs d’une alterscience, qui discréditent systématiquement tout ce soutient l’idée que les vaccins sont, depuis Pasteur, le moyen le plus efficace pour lutter contre une épidémie virale causant des millions de morts dans le monde.

-       A la défiance croissante et réciproque entre l’Etat et les citoyens, le premier vu comme une oligarchie servant des intérêts obscurs, les seconds comme des individus égoïstes irrationnels qu’il vaut mieux contraindre que convaincre.

-       A ceux et celles qui, opposés à toute discipline collective, confondent la liberté civile et la licence individuelle, la première bornée par l’idée de bien commun, la seconde par le fantasme de toute puissance : je fais ce que je veux, comme je veux, quand je veux.

 

            La confiance dans les Lumières et la science, c’est la faute à Voltaire ; la confiance dans une Volonté générale pour le bien commun, c’est la faute à Rousseau.

mardi 3 août 2021

Faut-il discuter l'inidscutable ?

 

Toute discussion s’appuie sur une base commune, un fond indiscutable qui délimite le champ de la discussion possible. Par ailleurs l’idéal démocratique implique une éthique de la discussion, où il ne s’agit pas forcément de convaincre l’autre, mais surtout de se comprendre mutuellement, se mettre d’accord sur le désaccord.

Or cette éthique est mise à mal dans cette période de crise où les discussions génèrent malaise, incompréhension, suspicion, exaspération, les interlocuteurs renvoyés à des oppositions radicales – résistant / collabo ; liberté / servitude ; démocratie / tyrannie ; altruisme / égoïsme ;... A ce stade, on peut décider de ne plus parler du sujet qui fâche, mais le clivage demeure, lourd d’amertume. Pour maintenir ouvert l’espace de la discussion possible, je propose une éthique de la discussion par l’explicitation deux principes préalables et un questionnement mutuel visant à trouver le point d’origine du désaccord, à partir duquel la discussion tournera à vide.

-       Principe de faillibilité : nous ne sommes pas des experts, mais des citoyens qui tentons de nous faire une opinion par un effort limité d’accès limité à des sources limitées.

-       Principe de charité : nous sommes des êtres rationnels, ainsi chacun à de « bonnes raisons » de penser ce qu’il pense, dont certaines échappent d’ailleurs au locuteur lui-même.

Ces deux principes étant admis au début de la discussion, je propose un questionnement mutuel visant à entériner les points d’accord, jusqu’à la limite au-delà de laquelle la discussion deviendra inutile voire contre-productive, en vertu du principe de persévérance : quand quelqu’un s’est forgé une opinion ferme sur un sujet, quel qu’il soit, il ne cherchera qu’à consolider sa position « quoi qu’il en coûte ». Exemple pour le sujet qui nous préoccupe tous en ce moment :

-       Y a-t-il une crise sanitaire planétaire grave ? Si désaccord : stop.

-       Dans cette situation est-il normal que les Etats mettent en place une politique sanitaire au prix d’une restriction de certaines libertés individuelles ? Si désaccord : stop.

-       Cette politique doit-elle être éclairée par l’état des connaissances établies par la communauté des experts ? Si désaccord : stop.

-       Les institutions publiques organisant le consensus des experts sont-elles honnêtes ou corrompues ? Si désaccord : stop.

Ayons la sagesse d’arrêter la discussion quand nous arrivons au roc dur du désaccord irréductible, n’essayons pas de discuter l’indiscutable.