L’esprit
critique, résumé par la formule de Kant « Ose penser par
toi-même. », est au fondement de ce qu’on appelle « esprit des Lumières ». Celui-ci encourage
tout être humain à sortir d’un état de
minorité, autrement dit s’émanciper des tutelles intellectuelles et morales
qui prétendent lui dicter sa conduite et déterminer a priori ce qu’il doit croire
ou ne pas croire. Cette clarté est trompeuse car elle contient un paradoxe. En
effet l’encouragement à « penser par
soi-même » se double d’une injonction : quant aux faits et aux
connaissances, il faut s’en remettre à l’autorité des savants. Ainsi l’esprit des Lumières signifie qu’il faut
à la fois refuser les arguments d’autorité dans le domaine moral et politique,
mais en accepter la nécessité dans le domaine de la connaissance. Cette double
injonction est paradoxale, mais pas contradictoire tant que l’on reconnait la
légitimité du privilège de la science pour atteindre la vérité, et que l’on en reconnaît
les vertus cardinales : elle est un facteur de progrès, et elle est
exempte des travers de la nature humaine par son désintéressement, son
honnêteté, son indépendance. Or d’une part la science n’est plus unanimement
considérée comme un facteur de progrès, d’autre part les scientifiques
apparaissent de plus en plus inféodés aux pouvoirs de l’argent, de la politique
ou de leur propre image médiatique. Par ailleurs, la parole scientifique
n’échappe pas à la vague de défiance qui touche aujourd’hui toutes les
institutions.
Ainsi l’esprit
des Lumières semble aujourd’hui menacé par l’inflation démesurée d’un
esprit critique, devenu souverain par l’effet des réseaux sociaux, qui refuse
d’accorder une valeur supérieure à la science, devenue une croyance parmi
d’autres, sans aucune légitimité à revendiquer une quelconque prééminence. Or l’autorité
de la parole scientifique dans le champ de la vérité fondait la possibilité
d’un Monde commun, au-delà des différents systèmes de valeurs morales. Les
individus connectés veulent désormais s’émanciper de l’idéal d’une vérité
universelle, donc transcendante, celle que leur donnait la science. Ils
s’écartent du Monde partagé pour partager des mondes à l’écart.
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